Sur le coup de 13h, mardi à Lausanne, devant l'ancienne tour Edipresse de l’avenue de la gare, les journalistes du quotidien vaudois «24 heures» se dressaient contre les mesures de restructuration qui leur avaient été annoncées deux heures plus tôt. Sonnés par la vague de licenciements qu’ils n’imaginaient pas si forte, ils réalisaient à peine que 14% de leur effectif venait d’être touché.

Acculé par l’accélération de la baisse du chiffre d’affaires publicitaire, le groupe de presse Tamedia se sépare de trente-et-un de ses collaborateurs. La rédaction de «24 heures» devra faire face d’ici à la fin du mois d’octobre à dix-neuf suppressions d’emplois, dont deux départs naturels et un départ à la retraite. La «Tribune de Genève» a annoncé douze suppressions de postes, dont quatre départs à la retraite. Pour les soutenir, des journalistes d’autres titres, menacés eux aussi, ont fait le déplacement, de même que des lecteurs et des élus de gauche, remontés contre la nouvelle. Cent cinquante manifestants lausannois faisaient écho aux cent cinquante Genevois, qui au même instant à l’autre bout du lac, défilaient jusqu’au cimetière des Rois.

Les économies demandées aux deux titres atteignent un montant de 2 millions de francs. En cause, un bénéfice net du groupe en recul de 22%, s’établissant à 55,8 millions de francs.

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«Le quotidien genevois se trouve cette année dans les chiffres rouges, ce qui n’est pas le cas de «24 heures», explique le responsable de la communication pour Tamedia Publications romandes, Patrick Matthey. Mais si nous ne prenons pas aujourd’hui ces mesures, le titre vaudois pourrait également se retrouver dans cette situation».

«Les deux titres ne seront pas fusionnés»

Le but caché du principal groupe privé de média suisse serait-il de fusionner les deux titres pour ne détenir qu’un journal régional en Suisse romande? «Pas du tout», répond Patrick Matthey. «Ces deux marques ont une empreinte régionale très forte que l’on souhaite conserver. Les deux rédacteurs en chef, Pierre Ruetschi pour la «Tribune» et Thierry Meyer pour «24 heures» resteront aux commandes, mais les synergies qui sont déjà importantes entre les deux titres pourraient encore être développées».

Après les restructurations, les éditions papier de «24 heures» et de la «Tribune de Genève» seront plus resserrées en semaine et plus étoffées le samedi, a annoncé Tamedia dans un communiqué. Certains sujets ne seront tout simplement plus traités. «Je n’en dis pas plus pour l’instant, mais les changements seront visibles dans les pages dès le premier trimestre 2017», reprend le porte-parole de Tamedia Publications romandes.

«La qualité de l’information va en pâtir»

Sous le choc, les collaborateurs de la «Tribune de Genève» n’ont pas de mots assez forts devant l’ampleur des coupes. «On travaille déjà à flux tendu, déplore Eric Budry, coprésident de la Société des rédacteurs et du personnel et journaliste à la rubrique locale. Il n’y a plus de marge.» A l’interne, le discours optimiste et stimulant de la rédaction en chef ne convainc plus. «On ne peut pas continuer à produire davantage avec de moins en moins de forces, la qualité de l’information va forcément en pâtir.» Alors que des consultations vont démarrer avec Tamedia, Eric Budry s’avoue pessimiste. «Nous allons tenter de négocier un guichet de départ et le meilleur plan social possible, mais nous restons très inquiets pour l’avenir.»

Armé d’un mégaphone devant la rédaction du «24 heures», le journaliste Karim di Matteo, représentant des collaborateurs, dénonce «la détermination» du groupe de presse Tamedia «à porter atteinte à la qualité de ses titres». Il accuse «un coup porté à la démocratie».

Les syndicats Impressum et syndicom ont rencontré la direction de Tamedia mardi après-midi. Ils appellent à renoncer à tout licenciement et réduction budgétaire dans les deux titres régionaux romands, en brandissant le gain de 334 millions de francs que le groupe de presse a annoncé avoir fait en 2015.


Important soutien politique à la presse romande

A Genève comme dans le canton de Vaud, les licenciements annoncés mardi par Tamedia suscitent de multiples réactions. Autorités municipales et cantonales se mobilisent pour soutenir les rédactions de la «Tribune de Genève» et de «24 heures». La solidarité envers les deux quotidiens romands s’observe également dans la population: sur change.org, la pétition «Non au sabordage de la presse régionale romande!» a déjà récolté plus de 2500 signatures.

Dans un courrier commun adressé à la direction de Tamedia, les gouvernements genevois et vaudois ont manifesté leur «vive préoccupation» à l’égard de mesures qui risquent de mettre en péril la diversité de la presse et la couverture régionale de l’information. «Nous voulons discuter avec le groupe de sa stratégie à court et moyen terme, détaille le président du Conseil d’Etat genevois François Longchamp. Ces coupes représentent-elles une mauvaise passe ou la chronique d’une mort annoncée?»

Quelle stratégie à long terme?

Le 21 septembre, le conseil administratif de la Ville de Genève s’était déjà inquiété des «conséquences d’une telle restructuration» pour le bassin lémanique. «Les journalistes doivent avoir les moyens de travailler correctement, répète aujourd’hui le maire Guillaume Barazzone. En effectuant une mission d’intérêt public, les éditeurs de presse détiennent une responsabilité particulière, en particulier lorsqu’ils sont dominants.»

Un plan de mesures susceptible de porter atteinte à la substance des titres concernés, à leur crédibilité et, à terme, à leur existence

Au niveau communal, neuf syndics vaudois dont ceux de Lausanne, Morges et Nyon ont, eux aussi, rédigé une lettre ouverte pour dénoncer un plan de mesures «susceptible de porter atteinte à la substance des titres concernés, à leur crédibilité et, à terme, à leur existence». La coalition invite l’éditeur zurichois «à surseoir aux mesures d’économies proposées et à ouvrir des négociations avec les sociétés de rédacteurs». Le parti socialiste de la ville de Genève déposera mardi soir une résolution au conseil municipal déplorant «l’inquiétante évolution des médias».

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Rencontré à la manifestation lausannoise, Stéphane Montangero, président des socialistes vaudois, cite Voltaire entre deux coups de sifflets et slogans scandés: «Je ne suis pas toujours d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez l’écrire.» Le député annonce qu’il profitera de la session du Grand Conseil mardi pour défendre la nécessité d’une presse romande plurielle. Au parlement genevois, le groupe socialiste réfléchit lui aussi à une intervention non partisane pour la séance du 14 octobre. «La liberté de la presse, c’est la démocratie», appuie la députée PLR Nathalie Fontanet, choquée par l’ampleur des licenciements.

Plus de 3000 likes

L’émoi est également vif au sein de la population. Outre la pétition mise en ligne vendredi 16 septembre par les représentants du personnel des deux quotidiens, deux pages Facebook ont été créées. Elles comptabilisent plus de 3000 likes.