Le 25 mars 2017, l’UE fête les 60 ans du Traité de Rome, texte fondateur du projet européen aujourd’hui mis à mal par le Brexit et la montée des populismes. À cette occasion, nous republions notre grande série de l'été 2016 sur la manière dont la Confédération helvétique a nourri le projet de fédération européenne.


En cette fin août 1992, il règne une chaleur étouffante dans la grande salle de l’hôtel National, à Berne. En cravate et bras de chemise, sans notes, agitant sans cesse les bras pour souligner son propos, c’est un Christoph Blocher en sueur qui est venu lancer sa campagne pour le non à l’Espace économique européen (EEE) en vue du vote du 6 décembre.

D’emblée, il accroche son public bernois, d’habitude si placide et toujours lent à s’enflammer. Après une heure et quart de démontage ininterrompu, sinon par quelques sifflets au début, les 700 auditeurs bernois saluent la performance du leader de l’UDC zurichoise. Le voilà souverain dans le fief même du conseiller fédéral Adolf Ogi, favorable, lui, à l’adhésion.

En trois phrases, Christoph Blocher a défini ce qui sera la recette du succès pour son parti dans les vingt-cinq années à venir: «Seul un gouvernement faible peut nous proposer une perte de souveraineté politique et notre droit à l’autodétermination. Ce traité colonial est indigne d’un peuple libre. Le centralisme bureaucratique bruxellois est insupportable.» Défense de l’exception suisse, euroscepticisme, appel au peuple contre les élites, attaques radicales contre le gouvernement, dénonciation des institutions supranationales, tout est là pour transformer le vieux parti agrarien modéré de centre­ droit en une nouvelle UDC agressive, devenue unique porte-parole du national­-populisme. Un discours qui fera très vite des émules en Europe.

Vingt-trois ans de succès

Il ne manque que les volets immigration et asile, qui viendront plus tard. Christoph Blocher mettra la main sur l’UDC suisse en octobre de la même année, en écrasant à trois contre un le dernier carré de Bernois et Vaudois encore fidèles au populaire Adolf Ogi. Le 6 décembre, les 50,3% de non, contre tous les autres partis, l’establishment politique et économique, ont confirmé sa supériorité stratégique et son organisation systématique. Ce succès lui a permis d’imposer sur le plan national la ligne néolibérale, identitaire, hostile à l’Etat-providence, expérimentée avec succès dans la section zurichoise sous sa présidence. Démarrent alors vingt-trois ans de succès électoraux presque ininterrompus, hormis en 2011, projetant l’UDC comme premier parti suisse, crédité en 2015 de 29,4% des voix.

Cette année 1992, c’est la charnière non seulement pour les relations de la Confédération avec l’Europe, mais aussi pour la transformation du paysage politique suisse. C’est aussi, pour les extrêmes droites européennes en devenir, une démonstration d’efficacité. La domination de l’UDC, sa capacité à imposer son propre agenda aux médias et à l’opinion, son utilisation de l’arme référendaire vont inspirer nombre de dirigeants populistes européens, prompts à transformer la vieille extrême ­droite autoritaire du continent en partis souverainistes et europhobes, souvent xénophobes, en tout cas défenseurs du repli identitaire.

L’UDC, malgré son choix pour l’Alleingang, la voie solitaire, n’est finalement qu’une des composantes avancées du national-populisme européen. Ses succès font des envieux. Ses affiches provocatrices, notamment celle des moutons noirs, sont copiées pas les droites des Pays-Bas ou de Hongrie. Au point qu’au début des années 2000, le chef alors incontesté du Front national français, Jean-­Marie Le Pen, ne tarira pas d’éloges pour Christoph Blocher, qu’il souhaitait rencontrer.

Mais l’admiration est à sens unique. Contrairement à Oskar Freysinger, le Zurichois ne rencontrera jamais les leaders de la droite radicale européenne. Pas plus Jean-Marie Le Pen que l’Autrichien Jörg Haider ou le Néerlandais Pim Fortuyn. «Je ne connais pas personnellement ce monsieur. Ce n’est pas un politicien qui est sur la même ligne politique que moi», dira en 2007 Christoph Blocher, alors au Conseil fédéral, après que Jean-Marie Le Pen eut comparé la politique migratoire du ministre suisse de la Justice avec son propre programme.

L’UDC en avance

«C’est clair, l’UDC a un temps d’avance par rapport à toutes les droites dures européennes, notait le politologue français Jean-Yves Camus, en 2010, au lendemain du vote suisse sur le renvoi des criminels étrangers. C’est surtout sur le plan de la stratégie politique qu’elle domine les autres. Elle montre une fois de plus que l’extrême droite de papa est bien morte.»

Contrairement au Front national, bâti sur un vieux fond pétainiste, colonialiste et poujadiste, à la Ligue du Nord italienne sécessionniste et aux relents mussoliniens, ou au FPÖ de Jörg Haider qui n’a pas surmonté le passé nazi de l’Autriche, l’UDC n’a pas eu à faire sa révolution interne et à abandonner des idéologies rances. C’est à l’origine un parti de gouvernement, modéré, aux racines paysannes et artisanales, associé à la démocratie directe. Le talent de Christoph Blocher est d’avoir su deviner les inquiétudes de la classe moyenne, voire ouvrière, face à la crise identitaire et à la globalisation et d’y avoir adapté un discours protestataire. Mais aussi d’avoir phagocyté les petits partis populistes au vieux fond xénophobe: Action nationale, Parti républicain, Parti des automobilistes.

Contre l’ONU, aussi

Avec l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) et ses 16 000 membres, créée en 1986 avec le patron charismatique de l’Union suisse des arts et métiers, Otto Fischer, pour faire échec à la première tentative d’adhésion de la Confédération à l’ONU, Christoph Blocher disposait aussi d’un mouvement aux moyens financiers considérables et assez puissants pour lancer des initiatives ou faire échec aux tentatives d’ouverture en politique étrangère.

Dans son livre Nationalisme et populisme en Suisse, le sociologue Oscar Mazzoleni montre bien comment «la stratégie et la position de l’UDC sont la résultante complexe d’une combinaison entre rupture et intégration au système politique helvétique». A la fois dans l’opposition et au gouvernement, anti-intégration européenne mais ouverte à la mondialisation et à une collaboration équilibrée avec l’UE, prompte à dénoncer les «profiteurs» de l’aide sociale, de l’asile ou du chômage, mais sans remettre en cause les institutions elles-mêmes.

L’exemple des minarets

Avec l’initiative pour le renvoi des étrangers criminels, en 2010, l’UDC a démontré sa capacité à s’emparer des thématiques qui marchent en Europe et à imposer son agenda, constate le politologue français Jean­-Yves Camus: antimulticulturalisme, incompatibilité en matière de mœurs. Avec l’initiative contre les minarets, saluée par les droites identitaires européennes, Christoph Blocher a pourtant évité de trop s’impliquer lui-même.

C’est une annexe de l’UDC, le Comité d’Egerkingen, qui en est à l’origine et c’est un des vice-présidents du parti, Oskar Freysinger, qui en a été l’incarnation à l’étranger. Invité par les mouvements identitaires et par le chef de file de l’extrême droite néerlandaise Geert Wilders, le conseiller d’Etat valaisan est un de ceux qui ont le plus fait évoluer l’UDC vers un mouvement anti­-islam, une religion jugée incompatible avec nos valeurs occidentales.

Aujourd’hui, l’UDC, grâce à son utilisation de la démocratie directe, est sans doute le parti qui exprime avec le plus de succès les craintes et la tendance au repli des Européens face aux crises sociales et identitaires. A ce titre, elle est bien intégrée en Europe. Depuis 1992, elle crédibilise l’idée que le national-populisme peut un jour arriver au pouvoir ailleurs. Sur les décombres d’un fédéralisme européen qui, lui, bousculé par les crises et les peurs, compte de moins en moins d’adeptes.


«Un dimanche noir pour les partisans de l’ouverture et la jeunesse»

Au deuxième étage du Palais fédéral, le visage aussi gris que le fond de la grande salle 86 réservée pour la presse, trois hommes sombres affrontent caméras et journalistes ce 6 décembre 1992 au soir. Au centre, le président de la Confédération, René Felber; à sa droite, le chef du Département fédéral de l’économie, Jean­-Pascal Delamuraz; à sa gauche, le ministre de la Justice, Arnold Koller. Tous trois assument ce soir-là la plus grave défaite d’un gouvernement helvétique: le rejet, par 50,3% des Suisses, de l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE):

Grave défaite, non pas tant en raison du résultat, à moins de 24 000 voix de différence, qu’en raison de l’engagement sans précédent du Conseil fédéral et des conséquences pour la politique européenne de la Suisse. Avec aussi une profonde déchirure du pays le long de la frontière des langues et entre villes et campagnes.

«C’est un dimanche noir pour l’économie, pour tous les partisans de l’ouverture, pour la jeunesse», lâche Jean­-Pascal Delamuraz, dans un profond abattement. René Felber répond sobrement à une question sur son éventuelle démission: «Je continue.» Mais un mois plus tard, atteint dans sa santé, il présentera sa démission du Conseil fédéral.

Depuis 1989 et le discours du président de la Commission européenne, Jacques Delors, proposant aux sept pays membres de l’AELE un contrat d’association à la CE, ce sont ces deux hommes, René Felber et Jean­-Pascal Delamuraz, qui ont porté le rêve européen de la Suisse. Qui a entraîné l’autre?

Car un demi-siècle plus tard, le négociateur en chef du Traité EEE, le secrétaire d’Etat Franz Blankart, n’en démord pas: «L’échec de l’EEE est dû au Conseil fédéral. Lorsque le matin du 22 octobre 1991, à la fin des négociations, René Felber, annonça que l’objectif du Conseil fédéral était désormais l’adhésion à la CE, j’ai su que nous allions perdre la votation sur l’EEE.» Il devenait impossible de défendre un traité qui pour ses adversaires ne devenait qu’un SAS d’entrée dans l’UE.


Les acteurs

Christoph Blocher. Né le 11 octobre 1940. Acquiert EMS Chemie en 1983. Elu au Conseil national en 1979. Conseiller fédéral (Justice et Police) de 2003 à 2007. Conseiller national de 2011 à 2014.

Jean-Pascal Delamuraz (1936-1998). Homme politique vaudois, radical. Syndic de Lausanne de 1974 à 1981. Elu au Conseil fédéral en 1983. Obtient du Conseil fédéral l’envoi d’une lettre de candidature de la Suisse à la Communauté européenne.

René Felber. Né en 1933, instituteur, socialiste, président du Locle en 1964. Elu au Conseil national de 1967 à 1981. Conseiller fédéral de 1987 à mars 1993. Artisan de l’ouverture européenne de la Suisse.

Otto Fischer (1915-1993). Homme politique bernois, conseiller national de 1963 à 1983 sur la liste du Parti radical. Fondateur avec Christoph Blocher de l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN).

Jacques Delors. Né en 1925. Homme politique français, socialiste, Président de la Commission européenne de 1985 à 1995. Ouvre la voie à la monnaie unique. Entame avec la Suisse les premières négociations bilatérales.

Jacques Pilet. Né 1943. Journaliste. Fondateur et rédacteur en chef de «L’Hebdo» puis du «Nouveau Quotidien». Favorable à l’adhésion de la Suisse à l’UE, il fut un des principaux acteurs de la campagne pro-EEE.


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