Lorsque les De Cuellar, un couple de retraités, prennent leur petit-déjeuner invariablement à 6 h 45, un étrange phénomène se produit au-dehors, au ras du Léman. «C'est comme un souffle, suivi d'un autre, ainsi de suite pendant vingt minutes, raconte Ramon De Cuellar. Ce sont nos voisins les cormorans qui, chaque matin, partent à la chasse.» Son épouse Lucette frissonne: «Ils sont tout noirs, je les trouve sinistres.» «Ils filent par bandes de 10 à 20, j'ai compté: il y en a au moins un millier», peste Ramon. Les De Cuellar n'aiment pas les cormorans. Tout comme la plupart des riverains de Bursinel, une bourgade située non loin de Nyon. «Ils salissent tout avec leurs excréments blanchâtres. De loin, les arbres semblent être couverts de givre même en été et, peu à peu, ils meurent», ajoute Lucette.

Un dortoir sur le Léman

Pourquoi le cormoran (ou corbeau de mer) colonise-t-il les rives de Bursinel d'août à février? Parce que l'endroit, qui accueille des résidences très cossues, est tranquille et qu'une alignée de platanes leur sert de perchoir. Et puis, il y a la petite île de Choisi, devenue le plus grand dortoir de cormorans du Léman après celui des Grangettes, près de Villeneuve. Le riche propriétaire de l'îlot ordonne le soir aux gardiens de sa villa d'effaroucher les bêtes en faisant exploser des pétards. Sans résultat. «Ils s'en vont et reviennent, soupire Ramon. Maintenant, il y en a même quatre ou cinq qui ne bougent plus. Ils roupillent, ils sont chez eux.»

Par la force des choses, les De Cuellar se sont intéressés à la vie de leurs voisins les plus directs. Ils ont lu, observé, noté. «Avant, il n'y en avait pas sur le Léman, parce que l'espèce qui vient de Scandinavie n'était pas protégée, explique Ramon. Les gens là-bas mangeaient leurs œufs, qui sont plein de protéine. Ils en faisaient de très bonnes omelettes. Au fil du temps, l'espèce a failli disparaître, alors, dans les années 1980, elle a été déclarée protégée. Bilan: le cormoran a proliféré et maintenant il envahit les lacs plus au sud, dont les nôtres.» Vérification faite auprès d'ornithologues, l'exposé est correct: les lacs européens observent des nuées de cormorans jusqu'en Camargue.

«Des tonnes de tonnes»

Outre les riverains, qui ne supportent plus de voir arbres et végétation empoisonnés jusqu'à la mort, les pêcheurs se déclarent, eux aussi, victimes du cormoran. Rencontre avec l'un d'entre eux, grand amoureux du lac et autoproclamé «ennemi numéro un du cormoran». Il s'appelle Henri-Daniel Champier, a le verbe haut, la barbe fleurie et l'œil pétillant. Sa pêcherie à Clarens, près de Montreux, est un lieu où l'on a envie de s'attarder. On y passe et l'on y dîne, enfants de pêcheurs y compris. Belle ambiance. Le poisson est à l'honneur, le cormoran est honni. «Il y en a de plus en plus, ils forment parfois une ligne noire continue entre la digue du Grand-Canal, à Villeneuve, et les Grangettes», souligne Henri-Daniel. Il prend un stylo, un bout de papier, propose un calcul: «Un cormoran mange 500 g de poisson par jour, s'ils sont 2000 sur le lac, comme l'affirment les ornithologues, ils mangent combien? Des tonnes! Il faut multiplier par au moins 200 jours car ils sont là six mois, ça fait combien? Des tonnes de tonnes! L'alevinage sert en fait à les nourrir.»

Un autre pêcheur avance que les dizaines de milliers d'oiseaux piscivores qui peuplent le Léman – cormorans, harles, grèbes et hérons – ingurgitent par an 4000 tonnes de poisson tandis que les pêcheurs en extraient huit fois moins. Rude concurrence.

«Plus forts que l'eau»

Pourvu d'un plumage qui absorbe l'eau car sans graisse, le cormoran, désigné premier prédateur, peut plonger très profondément, jusqu'à plus de 20 mètres. «Ils sont plus forts que l'eau et ils sont rusés, précise Henri-Daniel. Ils chassent en boule de neige et ils ont un chef comme les loups. Ils cernent les bancs de poisson et tapent dessus. Ils prennent tout, truites, féras, brochets, perches.»

La profession serait-elle en danger? Pour l'heure non, il y a de la place pour tout le monde, mais les dommages collatéraux ne sont pas à sous-estimer. «Ils représentent une véritable nuisance, déplore Henri-Daniel Champier. Quand ils plongent pour attraper nos poissons, ils déchirent nos filets ou endommagent nos nasses. Il faut réparer, ce qui coûte très cher, et il n'y a pas de subventions pour cela. Et l'on omet de comptabiliser le nombre astronomique de poissons que le cormoran blesse: ceux-là sont perdus pour tout le monde.»

A la queue du cormoran, le goéland

Autre désagrément: le cormoran en chasse entraîne dans son sillage le goéland. Ces deux-là ne se quittent pas. Double concurrence pour le pêcheur. «Quand, après sa plongée, le cormoran remonte exténué à la surface, le goéland se laisse tomber dessus. Le cormoran est étourdi et l'autre lui pique son poisson. Alors le cormoran vexé y retourne, et c'est encore du poisson qui nous échappe», relate notre pêcheur.

Ras-le-bol de la profession et guerre des chiffres entre pêcheurs et amis de la nature. «Ils sont en fait plus de 5000! Les ornithologues en cachent le nombre parce qu'ils aiment bien voir les petits oiseaux voler», ironise Henri-Daniel Champier.

Estimation fantaisiste, selon l'Association suisse pour la protection des oiseaux (ASPO). Un recensement de janvier dernier publié par la Station ornithologique suisse indique qu'il y a 2020 cormorans résidant en Suisse romande dont 1198 sur le Léman. Une telle précision fait bien rire nos pêcheurs. «Il n'y a rien d'alarmant, avance même François Turrian, le directeur romand de l'ASPO. Après un pic dans les années 1980, le nombre tend même actuellement à fléchir, et ceux qui nous rendent visite attaquent en premier lieu les poissons blancs qui n'ont aucune valeur marchande.»

Les rivières en danger

Les professionnels de la faune reconnaissent cependant que de plus en plus de couples se sédentarisent et se reproduisent en Suisse. Quatre-vingts sur le lac de Neuchâtel, parsemé de petites îles artificielles qui sont autant de dortoirs, une dizaine sur le Léman. «Cela peut être inquiétant, non pas pour nos lacs remplis de poissons, mais pour les rivières et les cours d'eau où se reproduisent beaucoup d'espèces et où il y a de moins en moins de profondeur», note Alain Barbalat, un ornithologue. Alors quel remède? Les pêcheurs prétendent qu'il existe deux poids deux mesures: «Quand un sanglier laboure un champ de maïs, on organise une battue. Mais rien n'est fait quand un cormoran sabote nos pêches, parce que ça ne laisse aucune trace dans l'eau.»

Ils réclament des permis de chasse. Il y eut des tirs sélectifs dans le passé. Sans enthousiasme. La viande de cormoran est dure et désagréable au palais. L'effarouchement? Inefficace. «Cessons de faire du cormoran un bouc émissaire, tranche Jean-François Rubin, conservateur au Musée du Léman à Nyon. La Suisse est une voie de migration et le demeurera, que peut-on y faire? Le problème est plus large. Focalisons-nous plutôt sur la dégradation générale de l'environnement.»

Les De Cuellar de Bursinel, qui continuent à se documenter, font une proposition: «Il faut imiter les Chinois qui dressent les cormorans et les tiennent en laisse. Quand le poisson est dans le bec, on sert avec un anneau, le cormoran ne peut pas avaler et il n'y a plus qu'à tendre la main.»