Affalé sur un canapé de son entrepôt, Guillaume «Toto» Morand ressasse sa décision d’avoir quitté le plateau de La Télé, une chaîne locale, lors du débat pour l’élection de dimanche au Conseil d’Etat vaudois.

Obligé d’être assis dans le public, le fougueux entrepreneur n’a pas supporté que Pascal Broulis l’attaque personnellement sans pouvoir lui répondre. «T’as bien fait de partir. Ils ne t’ont même pas respecté», lui lance un de ses collègues.

Toto Morand est crédité d’environ 7% des suffrages au scrutin de dimanche. Quasiment assuré de ne pas être élu, le fondateur du PDR (Parti de rien) incarne pourtant un phénomène de fond: le désespoir des petits commerçants. «Personne ne nous défend. La droite nous préfère les milieux immobiliers et la gauche ne nous aime pas. Les pouvoirs publics ne font rien pour le commerce du détail», explique-t-il.

La fin du taux plancher nous a fait très mal. Mais le pire, ce sont les gros distributeurs européens qui obtiennent des prix allemands et peuvent revendre en Suisse

Jean-Paul Sironi, magasin Escale 32, Genève

Depuis son QG, un entrepôt à Crissier, le propriétaire de 25 magasins de chaussures défend son cheval de bataille: la baisse des loyers. «Le prix de l’immobilier rend impossible aux petits commerçants d’être rentables.» Lui-même a dû fermer deux magasins à Zurich. «Je payais plus de 1000 francs le mètre carré, soit environ 10 000 francs chaque mois! Les loyers en centre-ville sont devenus de la folie.» Il prend comme exemple la situation des magasins au Flon à Lausanne. «Ils ouvrent et ferment dans les six mois qui suivent. Trois viennent de fermer, seulement cette année.» Et la situation ne fait qu’empirer. «Aujourd’hui les salaires ont baissé de 5-10% depuis 2010. C’est le nivellement par le bas.»

Autre grief des petits commerçants, la complicité des pouvoirs publics avec les entreprises comme Zalando, le géant allemand de la vente en ligne qui a réalisé près de 500 millions de francs de chiffre d’affaires en Suisse l’an dernier. «La Poste est d’une hypocrisie totale, s’emporte Toto Morand. Avec eux c’est la loi du plus fort. Ils laissent les monstres comme Zalando venir et sont tout contents de faire du chiffre avec des paquets.»

La description amère du politicien autodidacte n’est pas exagérée. Le commerce de détail en Suisse est à l’agonie, notamment la branche du vêtement. Quatre témoignages documentent le déclin.

Pour Luc Nerfin, bientôt la fin

Du lundi au samedi depuis 27 ans, à Nyon, Luc Nerfin ouvre son magasin de vêtements Parano tous les matins à onze heures. Année après année, les affaires se compliquent, les marges diminuent. Luc s’est résigné: «Les clients ne viennent plus. 90% Des 15-25 ans achètent sur Internet.»

Amer, il ajoute: «Nous sommes livrés à nous-mêmes. Ni l’Etat, ni les politiques, ni le chômage ne nous aident. Nous sommes les véritables perdants de la mondialisation. Bientôt nous aurons tous fermé et ce sera la misère.»

Connu comme le loup blanc dans la petite ville de Nyon, Luc connaît par cœur les clients qui viennent essayer des habits chez lui pour ensuite les commander sur Internet. «Je les reconnais tout de suite. Ils essayent pendant une heure puis disent qu’ils doivent réfléchir. Du coup, quand ils me demandent quelle est leur taille, je leur réponds: un 38», éclate-t-il de rire.

Abandonné par les autorités, Luc en veut aussi aux partis de gauche, «qui nous disent qu’ils ne veulent plus de voitures en ville, qu’il ne faut plus utiliser de sacs plastique. Mais personne ne s’offusque des trois avions quotidiens remplis de marchandise Zalando qui arrivent à Bâle.» Effaré par les chiffres sur les dépenses des Suisses à l’étranger, soit plus de 10 milliards en 2015, il reprend: «Nos élus et les jeunes branchouilles ne se rendent pas compte qu’avec leur nouveau mode de consommation ils participent à l’ubérisation de la société. En agissant ainsi, ils mettent en péril les emplois en Suisse pour l’avenir.» Il entend aujourd’hui remettre son enseigne.

Chez Maniak, la vague est venue d’un coup

Assise au soleil sur la terrasse d’un café en face de son magasin Maniak au Flon, Isabelle «Babette» Morand, la sœur de Toto, livre le même constat. «Je suis dans le métier depuis 1982. On a eu des crises mais jamais comme ça. Il y a un changement de société. La nouvelle génération est née avec deux pouces», sourit-elle en faisant allusion à la façon d’écrire des jeunes sur leurs smartphones.

Avec ses cheveux courts, sa voix de fumeuse et son franc-parler légendaire, la sœur de Toto Morand se croit vouée à disparaître. Parce que la tendance, c’est de «virer les intermédiaires». «La fille d’une copine commande ses marshmallows aux Etats-Unis. Elle a 10 ans.»

Celle qui a fondé la marque Maniak dans les années 80, et produisait à l’époque ses habits au Portugal, se demande si elle a encore l’énergie de se battre. «Nous sommes dans une période de libéralisme où c’est marche ou crève. Si tu dis que tu n’as pas d’argent, on te dit que tu ne sais pas faire ton boulot.»

Après deux très bonnes années jusqu’en 2015, la Lausannoise avoue avoir été prise de court. «C’est venu d’un coup. Je me demande tous les jours comment gérer la fin. Il y a dix, vingt ans, j’aurais eu plus d’énergie. Maintenant, j’approche de la soixantaine, il faut que je tienne encore cinq-six ans.»

Avec la disruption du commerce, la hiérarchie des prix s’est effondrée. Un jeans valait 100 francs à la belle époque, il y a quinze ou vingt ans. Aujourd’hui, c’est 19 fr. 90. Pourtant, «Babette» Morand ne se laisse pas abattre. «Ce n’est pas la peine de pleurnicher. Soit on a les reins assez solides, soit on arrête. Mais j’ai oublié l’idée d’une retraite pépère.»

Basile, un travail 7j/7 pour 2000 francs par mois

Anciennement au Flon, lui aussi, Basile s’est réinstallé un peu plus haut sur l’avenue de Beaulieu, après avoir été chassé de son emplacement par sa régie immobilière. Propriétaire du magasin d’accessoires de skate 242 Shop depuis ses 19 ans, il nous reçoit dans son bureau à l’étage. «Pour survivre, nous sommes obligés de proposer des produits que les autres n’ont pas. C’est pour ça que nous avons commencé à vendre des bombes dédiées aux graffitis et à faire des tatouages.»

Malgré les difficultés, Basile est un battant. Il a démarré à 19 ans, sans diplôme. Il ne se plaint pas. «Je m’en sors bien, je gagne 2000 francs par mois depuis 17 ans. Je travaille tous les week-ends, mais au moins je suis libre.»

Le jeune homme, qui a souvent dormi dans son magasin au début de sa carrière, est un témoin privilégié de l’uniformisation des centres-villes. «Je le dis souvent à mes amis: continuez comme ça et un jour il n’y aura plus aucun autre choix. Vous n’aurez que des McDo et des H&M partout.»

Lorsqu’on lui demande s’il ira voter pour Toto Morand ce week-end, Basile secoue les épaules. Résigné, il se déclare apolitique. «Je n’y crois pas, c’est de la poudre aux yeux et j’ai autre chose à faire. Au moins avec Morand, il fera peut-être les choses différemment. C’est la première fois que je vois quelqu’un que j’apprécie faire de la politique.»

Un combat ingrat

Ancien revendeur de la marque française Teddy Smith, Jean-Paul Sironi et son magasin Escale 32 (habits, chaussures) ont lui aussi connu des jours meilleurs. Au milieu de la rue de Carouge à Plainpalais, les cheveux courts et les yeux clairs, Jean-Paul et son vendeur attendent les clients. S’il ne porte pas non plus Zalando dans son cœur, il avoue souffrir principalement de la proximité avec la France. «La fin du taux plancher nous a fait très mal. Mais le pire, ce sont les gros distributeurs européens qui obtiennent des prix allemands et peuvent revendre en Suisse. Du coup, ils vendent 30% moins cher, c’est impossible de les concurrencer.»

Il remarque aussi, impuissant, les différences salariales: «Nous devons payer nos employés 4000 francs. A Annemasse, ils prennent 1200 euros. Que voulez-vous qu’on fasse?»

Constatant lui aussi la désaffection de la jeune génération, Jean-Paul table sur sa clientèle fidèle. «Nous avons des clients réguliers qui aiment se faire conseiller.» Il reste néanmoins remonté contre les consommateurs: «Nous sommes en train de déstructurer tout le tissu social qui faisait la Suisse.»

Du coup, comme «Babette» Morand, il s’inquiète pour ses vieux jours. «Jusqu’il y a 10-15 ans, lorsqu’un commerçant partait à la retraite, il remettait son magasin, et avec l’argent reçu il allait à la pêche. Aujourd’hui, plus personne n’en veut.»

Nostalgique, il se souvient de sa jeunesse lorsqu’il allait au magasin de vêtements Freedom, aux Pâquis, dans les années 1980: «On y allait chaque mercredi. Il y avait des vigiles devant et il fallait faire la queue pour rentrer!»

Alors qu’il nous accompagne sur le pas de la porte, il conclut: «Ma femme me dit souvent que je devrais faire de la politique. Au moins il y aurait quelqu’un pour nous défendre.»