Le résultat est net: par 30 voix contre 12 et une abstention, le Conseil des Etats a décidé de supprimer un adverbe, «particulièrement», dans l’article du Code de procédure civile (CPC) qui concerne les mesures provisionnelles pouvant être prises à l’encontre des médias. Cela signifie que de telles mesures pourront être prononcées par un tribunal lorsque «l’atteinte est en cours ou imminente et peut causer un préjudice grave» au lieu de «particulièrement grave».

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«Changer un adverbe peut changer beaucoup de choses», réagit Denis Masmejan, secrétaire général de la section suisse de Reporters sans frontières. Cette modification est pour lui une forme de censure préalable, qui risque d’empêcher les journalistes de mener des enquêtes sur des oligarques ou de puissants hommes d’affaires «décidés à empêcher que leur nom apparaisse dans les médias».

«Protéger les concitoyennes et concitoyens»

Outre son organisation, la faîtière des éditeurs, Médias Suisse, ainsi que la SSR et le groupe Ringier ont protesté contre cette adaptation du CPC. Denis Masmejan espère que la Commission des affaires juridiques du Conseil national (CAJ-N), qui examinera ce dossier dès la semaine prochaine, corrigera cette «décision épidermique».

Selon Philippe Bauer (PLR/NE), rapporteur de la CAJ des Etats, ce changement législatif ne viserait pas en premier lieu les oligarques et personnalités sulfureuses. Il «a pour but de protéger les concitoyennes et les concitoyens qui ne sont pas seulement épinglés par les médias mais atteints dans leurs droits», affirme-t-il.

Critiques contre les groupes de presse

«Cela ne concerne pas les atteintes bénignes occasionnant des préjudices légers, mais bien les atteintes graves, non justifiées et disproportionnées. Dans ce cas, la personne doit pouvoir requérir des mesures provisionnelles de la part du juge. Lorsque le mal est fait, il n’est plus possible de le réparer après-coup», argumente-t-il. A l’origine de cette proposition, Thomas Hefti (PLR/GL) dit que le but visé consiste à «aller un peu plus dans la direction des personnes qui subissent une violation de leurs droits, la liberté de l’un s’arrêtant là où commence celle de l’autre».

«Le monde a changé. Comparez les médias des années 1980 avec ceux d’aujourd’hui. Aujourd’hui, outre la SSR, trois grands groupes de presse, flanqués de services juridiques bien dotés, dominent la scène médiatique. Je n’ai jamais pensé que la modification de cet article ferait autant de vagues. Les vives réactions entendues relèvent du journalisme d’indignation. On veut nous vendre l’image du pauvre journaliste qui fait face à l’oligarque russe ou à la méchante CAJ», s’irrite Beat Rieder (Centre/VS).

«Discutons de vos frustrations»

«Evitons de faire des règlements de comptes au mauvais endroit. Vous n’apportez aucun exemple concret qui montrerait qu’il faut une nouvelle règle. Les mesures provisionnelles sont régulièrement saisies et souvent obtenues. Avec votre proposition, tout ce qui n'est pas un préjudice ordinaire sera considéré comme grave. Il y aura davantage de tentatives d’intimidation de la presse. Discutons de vos frustrations respectives autour d’un café», leur rétorque Lisa Mazzone (Vert·e·s/GE).

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«C’est comme le Mikado. Si l’on bouge une baguette, on fait trembler voire s’effondrer l’édifice. Or, votre proposition n’a été soumise préalablement ni à la branche des médias, qui s’y oppose, ni au moindre expert. Les mécanismes en vigueur fonctionnent», renchérit Carlo Sommaruga (PS/GE). Il ajoute que «la liberté de la presse est garantie par la Constitution» et rappelle que les règles en vigueur pour les mesures provisionnelles avaient, elles, été élaborées en collaboration avec des groupes d’experts. «Elles ne l’ont pas été au hasard d’une révision du CPC», enchaîne Christian Levrat (PS/FR).

La ministre de la Justice, Karin Keller-Sutter, dont le département n’avait pas proposé cette modification lorsqu’il a mis la révision du Code de procédure civile en consultation, est elle aussi d’avis qu’il n’y a «pas de nécessité d’agir». Denis Masmejan attend maintenant du Conseil national qu’il procède au moins à l'«examen approfondi des conséquences de cette modification», examen dont le Conseil des Etats a clairement fait l’économie.