Le Conseil fédéral a déclenché une bataille commerciale
Crise sanitaire
Les petits détaillants sont fâchés: dès le 27 avril, la grande distribution pourra élargir sa palette de produits alors qu’ils doivent patienter jusqu’au 11 mai. La situation est tendue

La reprise de certaines activités commerciales le lundi 27 avril prochain se fait dans la confusion. Dans son annonce du 16 avril, le Conseil fédéral indiquait noir sur blanc que «les magasins d’alimentation qui proposent d’autres marchandises en plus des biens de consommation courante pourront rouvrir toute leur surface de vente». En d’autres termes, les succursales Coop, Migros et autres pourraient, dès le 27 avril, offrir à leurs clients tout l’assortiment de produits qui se trouvent dans le même magasin que les produits alimentaires. Les détaillants spécialisés devront, eux, patienter jusqu’au 11 mai.
Cette annonce a déclenché une vague de protestations de la part des commerçants privés. L’association faîtière Commerce Suisse, qui regroupe 4000 petites entreprises, a dénoncé une distorsion de concurrence. L’Union suisse des arts et métiers (USAM) s’est fendue d’une lettre ouverte dans laquelle elle dénonce un «camouflet» infligé aux petits commerçants qui ont dû fermer boutique le 17 mars. L’USAM qualifie le «traitement préférentiel accordé par l’Etat aux grands distributeurs» d’«arbitraire».
Rétropédalage à grand braquet
Curieusement, depuis la communication du 16 avril, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) ne cesse de rétropédaler. Dès le lendemain, le délégué au Covid-19, Daniel Koch, a relativisé l’annonce de la veille en déclarant que les grands distributeurs ne seraient autorisés à vendre que «quelques produits» supplémentaires et qu’il n’y aurait pas «de grosse distorsion de concurrence».
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Lundi, le ministre de l’Intérieur Alain Berset, en déplacement aux Grisons, a précisé qu’«il n’était pas question de rouvrir complètement les grandes surfaces, mais qu’on allait seulement élargir l’assortiment autorisé à la vente». «A titre d’exemple: le grand magasin Loeb ne pourra pas rouvrir ses cinq étages», a assuré en parallèle Patrick Mathys, chef de la section gestion de crise à l’OFSP.
La stratégie des lacets de souliers
La grande distribution ne pourra donc pas rouvrir l’entier de ses surfaces de vente, contrairement à ce qui a été compris jeudi dernier. Il n’empêche: elle pourra proposer à sa clientèle davantage d’articles que depuis le 16 mars. Lesquels? Contactés, les porte-parole de Migros et Coop ne se prononcent pas. Ils attendent les directives du Conseil fédéral. Celui-ci va une nouvelle fois réviser l’ordonnance sur le Covid-19 ce mercredi et accompagnera ses décisions d’un rapport explicatif. «Tout ce que nous savons, c’est que nous pourrons rouvrir nos magasins Do It+Garden dès lundi prochain, une décision que nous saluons», se contente de commenter Tristan Cerf, porte-parole de Migros.
Aux Grisons, Alain Berset a donné un exemple: les lacets de souliers. Ils devraient faire partie de l’assortiment nouvellement commercialisable. La vente de sous-vêtements devrait être formellement réautorisée, mais peut-être pas celle des vêtements. Un expert du Seco a pour sa part évoqué les produits cosmétiques qui n’ont pas été considérés comme des biens de première nécessité jusqu’à maintenant.
«Aucune solution n’est équitable pour tous»
Dans son ordonnance du 16 mars, le Conseil fédéral a fixé comme principe que les magasins d’alimentation pouvaient vendre des «biens de consommation courante». Le rapport explicatif citait plusieurs exemples: presse, tabac, cigarettes électroniques, articles d’hygiène et de papeterie. Le Conseil fédéral a ajouté récemment les lunettes de lecture et de soleil ainsi que les articles de protection solaire. Toutefois, les polices cantonales du commerce ont interprété ces directives de manière différente, de sorte que certains articles étaient accessibles dans certains cantons ou succursales mais pas dans d’autres.
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Lundi prochain, la palette de produits disponibles sera ainsi élargie. Le Conseil fédéral sait qu’il fera forcément des mécontents et que sa décision restera arbitraire et contestée. Les experts de la Confédération l’ont admis: «Aucune solution n’est équitable pour tout le monde», a reconnu lundi Patrick Mathys. Les commissions parlementaires s’en sont d’ailleurs inquiétées. Mardi, celle de l’économie du Conseil des Etats a expressément demandé au Conseil fédéral de «corriger» la «distorsion importante de la concurrence» que représente l’élargissement de la palette de marchandises autorisées à la vente dans les grandes surfaces alors que les PME du commerce de détail doivent patienter jusqu’au 11 mai. Samedi dernier, la Commission de santé publique et de sécurité sociale (CSSS) du Conseil national a émis une recommandation similaire.
Autoriser tous les commerces?
Pour les organisations faîtières, la solution la plus simple serait d’autoriser tous les commerces à rouvrir le 27 avril. Commerce Suisse et l’USAM le requièrent expressément. «Les PME du commerce de détail doivent être autorisées à ouvrir leurs établissements le 27 avril, en conformité naturellement avec les exigences de la politique sanitaire», demandent Jean-François Rime et Hans-Ulrich Bigler, respectivement président et directeur de l’USAM, dans la lettre ouverte adressée au Conseil fédéral.
Le gouvernement a toujours mis en avant l’argument de la sécurité sanitaire pour justifier son plan de sortie de crise par étapes. Il a estimé qu’il était juste d’autoriser les grandes surfaces, qui ont mis au point leur propre dispositif de protection sanitaire, à élargir la palette des produits admis à la vente. Il ne comptait autoriser les autres commerces à relancer leurs affaires que dans un deuxième temps, une fois que les concepts de protection sanitaire auront été validés. La question est désormais de savoir si la stratégie des lacets de souliers d’Alain Berset ne va pas se prendre les pieds dans le tapis.