Conseiller d’Etat, ce métier ingrat
gouvernance
Les ministres cantonaux sont surexposés mais leur pouvoir se dilue. Portrait d’une fonction désacralisée, qui ne fait plus rêver
Partout, ils font les gros titres. A Genève, Mark Muller se voit cloué au pilori, à la défaveur d’une nuit trop agitée. A Neuchâtel, le désamour entre Jean Studer et Gisèle Ory plombe le collège gouvernemental.
Sommés de s’expliquer sur leurs moindres faits et gestes, dépossédés de leurs prérogatives par une Berne fédérale où désormais tout se joue, scrutés par des parlements cantonaux inquisiteurs, amputés de leur souveraineté par des instances intercantonales qui se multiplient, les conseillers d’Etat voient leur rôle se rapprocher toujours plus de la gestion des affaires courantes.
■ Ecrasement
«J’ai noté deux changements marquants ces dix dernières années, raconte le président PDC du gouvernement genevois, Pierre-François Unger. D’abord, nombre de décisions sont transférées à Berne, sans que les moyens de les appliquer nous soient toujours octroyés. Ceux qui décident ne paient plus, et inversement.»
Chargé de l’Economie et de la santé, le conseiller d’Etat en veut pour preuve la suppression du moratoire sur l’ouverture de cabinets médicaux, effective depuis le 1er janvier: «Nous avons reçu 120 demandes d’ouverture en un mois. Or chaque nouvelle ouverture coûte 500 000 francs à l’assurance maladie! Berne décide, et nous reproche après de ne pas maîtriser les coûts…»
Cette dépossession, par le haut, du pouvoir décisionnel des ministres cantonaux explique en partie pourquoi le conseiller national vaudois Guy Parmelin (UDC) a renoncé à se lancer dans la course au Conseil d’Etat. «Les affaires deviennent de plus en plus complexes et les grands dossiers sont à Berne, explique-t-il. Les assurances sociales, l’énergie, l’aménagement du territoire ou les transports: les cantons se livrent à un jeu d’influences, mais les décisions se prennent à Berne. C’est là que j’ai l’impression d’être le plus utile.»
Deuxième changement, par le bas cette fois, poursuit Pierre-François Unger, «les parlements cantonaux exigent d’être mieux reconnus. On assiste dès lors à la multiplication des organes de contrôle. J’en ai vu cinq apparaître en dix ans: la Cour des comptes, la Commission de contrôle de gestion, l’Inspection des finances, la Commission d’évaluation externe des politiques publiques et le contrôle interne… Tout cela rend l’administration mille fois plus lourde. Et se retrouver administrateur en chef est, comment dire… un plaisir discret.»
■ Intercantonalisation
A cette tenaille verticale s’ajoute une dilution horizontale du pouvoir décisionnel. «Les espaces ont changé, et la nécessité de coordination des politiques multiplie les instances intercantonales», analyse le conseiller d’Etat neuchâtelois Jean Studer (PS). Les bastions historiques du fédéralisme n’échappent pas à la règle, ajoute Philippe Leuba: «Il n’y a plus beaucoup de compétences exclusivement cantonales. Le pouvoir se déplace vers les Conférences intercantonales. L’école, avec HarmoS, en est le meilleur exemple. Et même la police dépend aujourd’hui de passablement de concordats.» La fiscalité aussi suit le mouvement. «Quoi qu’on en pense, la tendance à l’harmonisation fiscale est bien présente», note Jean Studer. Pour le politologue et député socialiste vaudois François Cherix, le phénomène est inéluctable: «Après HarmoS, il y aura «Sanitos», puis certainement «Securitos»… ça ne va pas s’arrêter.» Paradoxe: par le truchement des Conférences, «le lobbying des cantons et leur poids politique s’est accru», estime Philippe Leuba. «Mais collectivement plus qu’individuellement», tempère Jean Studer.
■ Désacralisation
La dilution du pouvoir des ministres cantonaux accompagne un autre phénomène: la désacralisation de leur fonction. «C’est le cas pour toutes les institutions, relève Pierre-François Unger. Parce que les gens sont devenus des clients, conscients de leurs droits plus que de leurs devoirs.» Le conseiller d’Etat se mue ainsi en citoyen comme les autres. «Il y a 20 ans, personne n’osait s’attaquer à un conseiller d’Etat, renchérit Philippe Leuba. Aujourd’hui, si un journaliste dit du bien de l’un d’entre nous, c’est presque suspect! Mais, paradoxalement, la présence d’un conseiller d’Etat à la soirée de la fanfare reste appréciée.» A croire Pierre-François Unger, la presse n’est pas innocente de ce désenchantement: «On sent, dans les médias, l’envie d’être celui qui prononcera la sanction. Cela relève du fantasme du pouvoir.»
Pour Jean Studer, le ministre cantonal «ne bénéficie plus de la distance d’antan. Il est désormais le premier magistrat auquel on s’adresse, on attend de lui une présence sur tous les fronts et dans les médias, dont les sollicitations se multiplient. Le tout sans la protection relative qu’ont encore les conseillers fédéraux.» Et, cerise sur le gâteau, «il y a un problème, entre la vertu qu’on attend du public et le vice qu’on accepte du privé», avance le socialiste. En clair: l’opinion tolère l’intolérable dans le secteur privé, mais exige que ses élus soient des parangons de vertu.
■ Désaffection
Conséquence de ces tendances lourdes: le job ne fait plus rêver. A droite en particulier, à Genève comme à Neuchâtel ou dans le canton de Vaud, la relève est loin d’être pléthorique. Si l’explication est en partie économique – «Quitte à gagner 250 000 francs, autant le faire dans le privé, sans se faire engueuler», résume avec humour Pierre-François Unger –, elle est aussi politique, estime Guy Parmelin: «La gauche s’est préoccupée de cette question beaucoup plus tôt. Mais à droite, surtout chez les radicaux, on s’est longtemps reposé sur des personnalités en vue et sur une sorte de rente de situation. Pour l’UDC, c’est un peu différent: elle a progressé très vite et former des gens prend du temps.»
Dernière explication possible: une baisse du niveau général de ceux qui occupent la fonction. Si Pierre-François Unger la réfute, Philippe Leuba entre en matière: «On ne peut pas passer son temps à vomir une fonction et espérer qu’elle attire les plus méritants. Les pouvoirs politiques se sont coupés d’une partie des gens qualifiés à cause du mépris dans lequel est tenue la classe politique.» Jean Studer se demande si cette prétendue baisse de niveau n’est pas plutôt une question de perception: «Est-ce que l’exigence accrue de transparence ne finit pas par révéler des situations qui font douter des compétences?»
Convaincu que le niveau a effectivement baissé, François Cherix pointe les partis du doigt. «Ils s’organisent aujourd’hui au niveau fédéral. Du coup, la vie des partis cantonaux est pauvre et précaire. Ils deviennent des bacs à sable. Et comme ce sont eux qui forment le personnel politique, la qualité des élus s’en ressent.»