Copenhague, 17 heures. Un essaim de cyclistes pédale à un rythme soutenu face au vent. C’est l’heure de pointe dans la capitale nordique, où la plupart des habitants travaillent 35 heures par semaine. Juchée sur un gros tricycle doté d’une carriole appelé «vélo-cargo», une mère ramène ses deux enfants de la crèche. Elle est suivie par trois adolescentes absorbées par leur téléphone portable, qui suivent distraitement le rythme de leurs voisins de peloton. Un coursier les dépasse par la gauche, avant de freiner sèchement: la voie de dépassement est obstruée par un gros vélo bleu de location. Un touriste.

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Irritée par l’amateur, la moitié de l’essaim sort de sa réserve nordique et fait retentir sa sonnette – ting! Piteux, l’inhabitué se range tête basse sur le côté droit. Le coursier passe en coup de vent, suivi par deux paisibles octogénaires à vélo électrique. Un businessman en complet-veston leur emboîte le pas, se rabat sur la droite et lève une main. Le signal est limpide pour les autochtones: il va se ranger sur le côté. Avec discipline et comme un seul homme, l’essaim le dépasse à son tour et poursuit en silence sa route effrénée. Une fin de journée banale sur le bord des routes de Copenhague, où la petite (si) reine trône.

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La pédale au plancher

Car tout dans cette cité portuaire de 600 000 habitants, absolument tout, est fait pour combler les cyclistes. Et ils sont nombreux. Deux tiers de la population enfourche chaque jour sa bicyclette pour arpenter les 375 kilomètres de pistes cyclables du réseau urbain. A titre de comparaison, Genève n’en propose que 58. Séparées des voitures par une petite marche, les voies danoises couvrent la quasi-totalité des routes, disposent de leurs propres feux de signalisation – qui avantagent systématiquement les vélos sur les voitures au démarrage – et de leurs propres ponts. L’un d’entre eux, le «viaduc du serpent», qui ondule 7 mètres au-dessus de l’eau entre de grands immeubles de verre, a même rejoint la Petite Sirène au panthéon des figures emblématiques de la ville. Et si le cycliste fatigue – ou que le temps se couvre – bus, trains, métros ou même taxis sont également pensés pour accueillir les montures et leur propriétaire. Trois quarts des habitants roulent de toute façon par tous les temps à Copenhague, qui domine le classement mondial des cités les plus propices au vélo.

Cet engouement ne date pas d’hier. Au bénéfice d’une géographie favorable – le point culminant du pays s’élève à 170 mètres – le Danemark et sa capitale adoptent à grande échelle ce moyen de transport bon marché dès la fin du XIXe siècle. La petite reine y progresse et atteint son premier pic dans les années 1960. Les trente glorieuses décuplent alors le pouvoir d’achat des Danois, qui se tournent en masse vers l’automobile. Les ménages n’ayant généralement qu’une voiture, ce sont les femmes danoises, déjà particulièrement indépendantes pour l’époque – elles ont obtenu le droit de vote en 1915 –, qui pérennisent l’usage du vélo.

Pédaler en ville répond à plusieurs des challenges auxquels font face les métropoles actuelles. Les bouchons, notamment

Klaus Bondam, directeur de la fédération cycliste danoise

Toutefois, la population tout entière ne se reconnaît bientôt plus dans ses centres-villes pétaradants. Les aficionados de la pédale réussissent alors l’impossible: convaincre les pro-voiture de privilégier la mobilité douce au cœur des agglomérations danoises. Cinquante ans plus tard, le vélo est partout. «Il n’y a pas de stigmatisation autour de son usage au Danemark, explique Klaus Bondam, directeur de la fédération cycliste danoise. Riches, pauvres, jeunes, vieux, libéraux ou écolos, tous l’utilisent indistinctement. Les automobilistes pestent contre les vélos, comme partout, mais ils sont souvent eux-mêmes cyclistes à mi-temps.» Les deux-roues sont désormais si nombreux que tous les partis soutiennent leur expansion, même l’extrême droite. «Il serait contre-productif de s’aliéner les deux tiers des électeurs», souligne-t-il avec malice.

La diplomatie du vélo

La bicyclette a désormais dépassé le statut de simple moyen de transport au Danemark, pour devenir un véritable outil promotionnel. «Nous sommes un petit pays, explique Klaus Bondam. Comme le fromage en Suisse, nous avons besoin de symboles forts. Le vélo en est un. Investir dans son infrastructure, c’est investir dans notre image de marque.» Ce que le royaume nordique accomplit avec succès. Fin août dernier, la vidéo d’Emmanuel Macron en selle aux côtés du premier ministre danois dans les rues de la capitale faisait le tour de la planète.

Le succès du deux-roues au Danemark intéresse par ailleurs toutes les villes congestionnées du monde, dont les rangs grossissent chaque jour. La demande est si forte que le pays possède une structure spécialement dédiée à l’accueil des délégations étrangères en quête d’explications: la Cycling Embassy of Denmark. «J’avais justement un groupe des transports publics zurichois ce matin», raconte Klaus Bondam. Et les bénéfices du tout vélo ne sont pas que diplomatiques.

Une réponse aux défis urbains modernes

«Pédaler en ville répond à plusieurs des challenges auxquels font face les métropoles actuelles, explique le directeur de la fédération cycliste du pays. Les bouchons, notamment.» C’est d’ailleurs la première raison invoquée par les citoyens de la capitale pour justifier l’usage quotidien du vélo: sa rapidité. Pragmatiques, les Danois ne montent pas en selle par conviction écologique – ce motif est même cité en toute dernière position – mais par souci d’efficacité. «Le patron d’un bureau d’avocats m’a une fois raconté ne pas disposer de places de parc automobiles à côté de son étude, raconte Klaus Bondam. «Mon corps de métier est rationnel, m’a-t-il dit. Aucune raison de venir en voiture puisque c’est plus lent.»

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«En plus de sa très appréciée vélocité, la pratique quotidienne du deux-roues permet des gains significatifs en termes de santé publique», souligne-t-il. Un argument qui ferait mouche auprès des milieux économiques puisque, d’après les statistiques de la ville de Copenhague, l’activité physique journalière de ses citoyens combinée à une pollution moindre permettrait d’éviter jusqu’à 40 000 jours de congé maladie par année. Et par la même occasion de réaliser de solides économies. Plus étonnant, le vélo stimulerait même le commerce de proximité: «Lors de l’élargissement des pistes cyclables d’une artère commerçante du centre-ville, tous les magasins ont crié à la faillite, dit Klaus Bondam. Pour finir, leur chiffre d’affaires a bondi. Les cyclistes achètent moins d’un coup mais ils s’arrêtent plus facilement que les automobilistes.»

Pédaler pour s’intégrer

Malgré son écrasante domination – seuls 40% des Danois possèdent une voiture contre 90% un vélo – le deux-roues est également critiqué en son royaume. Les griefs qui lui sont reprochés sont d’ailleurs sensiblement les mêmes qu’en Suisse: incivilités des cyclistes, accidents, rétrécissement de l’espace alloué aux voitures. «Mais plus il y a de vélos, plus le trafic automobile est fluide, souligne Klaus Bondam. Et est-ce normal qu’une personne au volant d’une voiture occupe autant d’espace sur la place publique? Le consensus au Danemark est de considérer que non.» Le système nordique est-il toutefois compatible avec la géographie suisse? «Il faut trouver des solutions locales aux problèmes locaux, réplique Klaus Bondam, comme combiner transports publics et bicyclettes. Il faut aussi être innovant. Dans la région du grand Copenhague, 23 municipalités ont ainsi décidé d’unir leurs forces pour acheminer les pendulaires des campagnes vers le centre-ville dans le confort et la sécurité en construisant de nouvelles «autoroutes à vélo». Un quart de leurs usagers, qui parcourent pour certains plus de 30 km par jour, utilisaient auparavant la voiture. L’essor du vélo électrique permet également de parcourir de plus longues distances, même sur des reliefs accidentés.»

Ambassadeur de Suisse au Danemark depuis trois ans, Bénédikt Wechsler a lui-même été séduit par le moyen de transport national. «Mon chauffeur a moins de travail», plaisante Son Excellence en admirant la mer depuis le ponton privé de la représentation helvétique. «Mais en tant qu’étranger, c’est un facteur d’intégration très important, souligne-t-il. Celui qui ne fait jamais de vélo peut vite être perçu comme réfractaire à la culture danoise.» Sans être un fanatique de l’engin, le diplomate a donc adopté les coutumes locales et enfourché son cycle électrique pour se rendre à la traditionnelle intronisation des ambassadeurs auprès de la reine Margrethe II. Parfait pour briser la glace avec Son Altesse puisque, incarnation de l’esprit danois, la famille royale pédale comme tout le monde. Il n’est ainsi pas rare d’apercevoir la princesse Mary Elizabeth Donaldson emprunter sa royale bicyclette pour amener elle-même ses jumeaux à l’école.


(Cet article est paru initialement le 14 septembre 2018).