Se tiendra, se tiendra pas? La pression monte à l’approche du procès des barons du football. Jérôme Valcke, ancien numéro 2 de la FIFA, Nasser al-Khelaïfi, directeur de BeIN Media Group et président du Paris Saint-Germain, ainsi que Dinos Deris, figure du marketing sportif gréco-balkanique, doivent comparaître dès le 14 septembre devant le Tribunal pénal fédéral. L’affaire, qui porte sur l’attribution louche de droits télévisés pour les Coupes du monde, moyennant jouissance d’une villa sarde ou versement d’espèces sonnantes et trébuchantes, est sensible, attendue et disputée. Et le terrain sérieusement miné. Un Ministère public de la Confédération (MPC) fragilisé par la chute de son grand patron, les difficultés sanitaires, la menace d’une prochaine prescription partielle, une défense très remontée et le spectre d’un nouveau naufrage judiciaire, tous les ingrédients sont réunis pour faire grimper la fièvre à Bellinzone.

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La Cour des affaires pénales, présidée par Stephan Zenger, doit s’attendre à des difficultés pratiques et à une batterie de questions préjudicielles. Pour éviter autant que possible l’excuse ou la contrainte pandémique – les prévenus sont domiciliés en Espagne, au Qatar et en Grèce – des allègements de quarantaine ont été demandés aux médecins cantonaux concernés. Une seconde convocation (avec aussi la perspective de faire un procès en deux temps?) a d’ores et déjà été fixée la semaine suivante en cas d’absence de l’un ou de l’autre des prévenus. Le fiasco du mois d’avril (la prescription a frappé l’entier du pan allemand après l’interruption des débats pour cause de Covid-19) est encore dans toutes les mémoires. Et une réédition, même limitée, d’un tel scénario serait du plus mauvais effet. Le danger guette, car Dinos Deris produit un certificat médical lui déconseillant fortement de voyager et une partie des infractions concernant cet aspect seront prescrites en novembre.

Des grenades comme entrée

Sans surprise, le scandale des rencontres opaques entre Michael Lauber et le nouveau patron du football mondial, Gianni Infantino, va largement s’inviter à ce rendez-vous. La récusation du désormais ex-procureur général de la Confédération et de deux autres procureurs chargés des enquêtes FIFA n’a jusqu’ici pas eu de conséquences dévastatrices sur cette procédure en particulier. Après plusieurs déconvenues devant la Cour des plaintes – qui a visiblement resserré les boulons en refusant l’annulation d’actes d’instruction et en rejetant l’idée que tous les enquêteurs seraient comme contaminés par les errements de leurs supérieurs –, la défense des trois prévenus tentera quelques grenades devant le juge du fond en demandant notamment que moult preuves soient déclarées inexploitables et que les débats soient renvoyés à des temps moins troubles.

Une manœuvre purement dilatoire? Mes Patrick Hunziker et Elisa Bianchetti, les avocats de Jérôme Valcke, s’en défendent: «Ce sont les agissements du MPC et de la FIFA qui imposent à la Cour d’examiner la question d’un vice de procédure né de leur entente clandestine. Notre client vient à Bellinzone comme il est toujours allé à Berne: pour collaborer et faire reconnaître son innocence.»

Ce débat sera évidemment encore nourri par la récente démission de Michael Lauber (définitivement sanctionné sur le plan disciplinaire pour avoir menti sur la troisième agape feutrée), par sa levée d’immunité et par sa mise en prévention annoncée pour des infractions liées aux messes basses avec Gianni Infantino. Me Alec Reymond, l’avocat de Dinos Deris, résume ainsi le problème: «Mon client éprouve un malaise certain à l’idée d’être jugé par un tribunal, qui, tout comme les accusés, est délibérément maintenu dans l’ignorance de la nature et de la teneur des réunions illégales et secrètes qu’ont tenues en marge de cette affaire le MPC et la FIFA, tous deux parties à la procédure.»

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Les principaux reproches

Voilà pour le décor. Quant aux reproches qui pèsent sur les prévenus, ceux-ci peuvent se résumer en deux chapitres distincts. Dans le premier volet, Jérôme Valcke et Nasser al-Khelaïfi sont accusés d’avoir manigancé dans l’ombre l’attribution des droits médias au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour les Coupes du monde 2026 et 2030. En sa qualité de secrétaire général, le Français aurait ainsi touché du Qatari des avantages évalués à quelque 2 millions d’euros, tous liés à la jouissance exclusive de la «Villa Bianca», à Porto Cervo, sans jamais les annoncer à la FIFA et en causant ainsi un dommage à cette dernière. L’épisode de la montre Cartier, cadeau déposé sur un lit d’hôtel à Doha et que Jérôme Valcke attribuait (en le remerciant par un SMS resté sans réponse) à la générosité de son ami Nasser, n’a pas été retenu par le parquet fédéral, faute de preuve.

Le second volet met en scène Jérôme Valcke et Dinos Deris, sur fond de paiements corruptifs visant à ce que les droits médias en Italie et en Grèce de diverses coupes agendées entre 2018 et 2030 reviennent à TAF Sports Marketing. Les efforts du premier auraient été gratifiés par plusieurs versements totalisant 1,25 million d’euros, sur le compte de Sportunited, société zougoise dont il était le seul ayant droit économique. La défense évoque des prêts personnels. «Ces accusations, issues d’extrapolations et de suppositions qui ne trouvent aucun support dans le dossier, sont catégoriquement contestées», relève Me Reymond.

Les coulisses

Pour compliquer encore la tâche du MPC, «un accord amiable», passé entre la FIFA et le seul Nasser al-Khelaïfi, en janvier 2020, juste avant la mise en accusation, a sonné le glas d’une partie des poursuites pour ce volet. Les faits datent d’avant 2016 et donc d’une époque où la corruption dite privée ne figurait pas encore dans le Code pénal. Certaines formes pouvaient être réprimées par le recours à la loi fédérale sur la concurrence déloyale, mais à deux conditions au moins: le dépôt d’une plainte pénale et l’existence d’un impact sur le marché. «L’attribution des droits médias pour les Coupes du monde 2026 et 2030 n’a jamais été contestée. La FIFA elle-même considère que c’est un excellent contrat. Elle a retiré sa plainte», précisent les avocats du Qatari, Mes Marc Bonnant, Grégoire Mangeat et Fanny Margairaz.

Visiblement contrarié par ce lâchage de dernière minute, le parquet fédéral mise désormais sur la seule infraction d’instigation à gestion déloyale aggravée pour accuser Nasser al-Khelaïfi. Celle-ci est poursuivie d’office, plus grave en théorie bien que moins infamante dans une affaire au retentissement planétaire, et surtout plus acrobatique. Et le MPC ne devra sans doute pas compter sur la partie plaignante pour l’appuyer dans cette aventure visant le toujours puissant Qatari. Contacté, Me Saverio Lembo, conseil de la FIFA, se refuse à commenter une procédure sur le point d’être jugée.

De son côté, la défense d’Al-Khelaïfi ne ménage pas ses critiques à l’égard de cette ultime pirouette: «Nous devons composer avec les tâtonnements du MPC. Entre l’ouverture de l’instruction il y a plus de trois ans et l’acte d’accusation modifié récemment, les reproches adressés à notre client n’ont jamais été les mêmes. Ce n’est pas une manière très sérieuse d’accuser publiquement.» Et Me Bonnant, toujours inspiré, d’ajouter: «La marée s’est retirée, les laissant comme des coquillages sans chair.» Au tribunal de dire désormais ce qui reste de juridiquement comestible dans le menu qui lui sera présenté.

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Du beau monde sur le banc des prévenus

Jérôme Valcke, l’homme pressé

On ne sait ce qui est le plus extravagant dans le parcours de Jérôme Valcke (60 ans): l’incroyable ascension de ce journaliste sportif entré à Canal+ en 1984, devenu secrétaire général de la FIFA entre 2007 et 2015, ou la liste sans fin d’affaires suspectes où apparaît le nom de cet autodidacte parisien aux faux airs de Lionel Jospin.

Le destin de Jérôme Valcke change lorsque les droits TV du sport deviennent un enjeu et un marché considérables. Décrit comme brillant et ambitieux, il dirige d’abord en 1997 la chaîne Sport+, puis en 2002 Sportfive, la société de droits sportifs du groupe Canal+. Un an plus tard, il entre à la FIFA comme directeur marketing. Il est licencié en 2006 après avoir négocié avec Visa au détriment du partenaire de la FIFA MasterCard, qui obtient de la justice américaine 90 millions de dollars de dédommagement.

Pour une raison aujourd’hui encore inexpliquée, Valcke revient à la FIFA dix mois plus tard par la grande porte, promu au poste de secrétaire général. Se sent-il dès lors intouchable? Bras droit de Sepp Blatter, il n’en a pas la finesse. Peu aimé à l’interne car autoritaire et cassant, il choque le Brésil, qu’il invite en 2012 «à se bouger les fesses» à deux ans du début de son Mondial, et le monde en 2013 lorsqu’il déclare qu’«un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde».

Il est démis de ses fonctions en septembre 2015 alors que, selon la BBC, il était quelques mois plus tôt en train d’évaluer ses chances de succéder à Sepp Blatter à la présidence. Mis en cause dans une affaire de revente de billets de la Coupe du monde 2014, accusé d’avoir tenté de brader les droits télévisés des Coupes du monde 2018 et 2022 lors de négociations avec l’Union caribéenne de football, sanctionné pour avoir plusieurs fois utilisé des jets privés pour son usage personnel, soupçonné d’avoir placé son fils dans une société sous contrat avec la FIFA, Jérôme Valcke a été suspendu 12 ans par la commission d’éthique de la FIFA, une sanction réduite à 10 ans en appel et confirmée par le TAS en 2018. Laurent Favre

Nasser al-Khelaïfi, l’omni-président

En mai dernier, Nasser al-Khelaïfi a été désigné par l’hebdomadaire France Football comme «la personnalité la plus influente du monde du football», devant Cristiano Ronaldo et le président de la FIFA Gianni Infantino. C’est non seulement une belle réussite pour un ancien joueur de tennis, mais aussi un paradoxe car il n’est pas sûr que l’ex-995e mondial à l’ATP soit le véritable numéro un dans le club qu’il préside, le PSG. Peu présent à Paris, il laisse la gestion économique au diplômé de Harvard Jean-Claude Blanc et la direction sportive au champion du monde brésilien Leonardo. Mais c’est bien lui, le fils d’un modeste pêcheur de perles, qui a l’oreille et la confiance de l’émir du Qatar.

Tamim ben Hamad Al-Thani a fait du partenaire de tennis de ses jeunes années le visage de la diplomatie sportive du Qatar. Et comme le petit émirat dépense sans compter depuis une dizaine d’années pour exister sur la scène sportive internationale, Nasser al-Khelaïfi, 46 ans, dit «Nasser» ou «NAK», est partout. Il préside le PSG (sections football et handball) depuis 2011, le fonds Qatar Sports Investments (qui a racheté le club), le groupe de télévision BeIN Media Group (qui a longtemps financé le football français). «Nasser» est aussi membre du Comité directeur de l’Association des clubs européens (ECA), membre du Comité exécutif de l’UEFA (seul non-Européen, en tant que représentant des clubs), membre du Comité d’organisation de la Coupe du monde 2022.

Il est encore président de la Fédération qatarie de tennis, squash et badminton, vice-président de la Fédération asiatique de tennis et ministre du Qatar sans portefeuille. Tant de casquettes favorisent les conflits d’intérêts, tant d’influence limite les risques d’être sanctionné. Ainsi l’UEFA a-t-elle finalement estimé que le PSG ne contrevenait pas aux règles du fair-play financier. Depuis mai 2019, Nasser al-Khelaïfi est toutefois mis en examen en France pour corruption active dans le cadre d’une enquête concernant les candidatures de Doha à l’organisation des Championnats du monde d’athlétisme. L. Fe

Dinos Deris, l’invisible

Il est le plus mystérieux des trois. Konstantinos Nteris, comme le stipule l’acte d’accusation, Dinos Deris comme il se présente, ressortissant grec âgé de 63 ans, est le patron de TAF Sports Marketing. Devant le Ministère public, il aime à dépeindre son entreprise comme «la plus importante et la plus ancienne dans son domaine en Grèce et dans les Balkans». Actif depuis trente ans dans la branche des droits télévisés, il explique avoir géré au nom de sa société, ou à titre personnel, les plus grands évènements diffusés dans la région. Essentiellement du football et du basketball, «les deux sports les plus populaires en Grèce». Depuis 2014, cette société possède aussi une chaîne spécialisée diffusant les rencontres nationales, avec retransmission à destination des Grecs vivant à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, en Australie et au Canada.

Attendu à Bellinzone ce lundi, Dinos Deris, qui souffre de problèmes cardiaques, risque fort de faire faux bond. Ses médecins ont signé des certificats déconseillant tout déplacement lointain en période de pandémie. F. M.