Les couloirs opaques de la vie politique suisse
Transparence
Le Groupe d’Etats contre la corruption du Conseil de l’Europe maintient la pression sur Berne pour que le financement des partis politiques et des campagnes gagne en transparence

Le financement de la vie politique sera-t-il un jour moins opaque en Suisse? Malgré les pressions exercées par le Conseil de l’Europe, malgré une initiative populaire soutenue par les partis de gauche mais aussi par le Parti bourgeois-démocratique (PBD), le Parti pirate, le Parti évangélique (PEV) et Transparency International, on peut en douter. A droite, la volonté d’ouvrir les carnets de comptes fait clairement défaut.
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Cela fait sept ans que le Groupe d’Etats pour la lutte contre la corruption (Greco), une émanation du Conseil de l’Europe, a adressé ses premières recommandations à la Suisse. Dans un rapport publié en 2011, cet organe relevait l'«opacité» qui régnait sur les partis et le financement des campagnes. Or l’ascension de l’UDC s’est précisément accompagnée d’une hausse de l’augmentation générale des dépenses de campagne. L’UDC dispose d’ailleurs d’un bras financier très obscur, la Stiftung für bürgerliche Politik, fondation ancrée dans une chancellerie zougoise dont les seuls membres connus font tous partie de l’UDC. Le président est l’ancien chef de file du parti, Toni Brunner.
Trois cantons… et Fribourg?
Le Greco attend de la Suisse qu’elle se dote d’une législation sur la transparence et le contrôle du financement politique. A l’heure actuelle, seuls trois cantons se sont exécutés: Genève, Neuchâtel et le Tessin. Fribourg vote le 4 mars sur une initiative cantonale lancée par les Jeunes socialistes. Elle demande aux partis et aux groupements de publier leurs comptes, les sources de financement et la raison sociale des personnes morales leur versant des contributions dépassant 5000 francs par an. Neuchâtel connaît une telle réglementation depuis le 1er janvier 2015. Or aucun don supérieur à 5000 francs n’a été déclaré à l’occasion des élections fédérales de l’automne suivant. La règle ne concernait que l’élection au Conseil des Etats, celle du Conseil national relevant du droit fédéral. C’est une des raisons pour lesquelles le Greco n’a jamais jugé les lois cantonales suffisantes.
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Dans son dernier cycle d’évaluation sur la Suisse, publié en août 2017, le Greco a constaté que, malgré plusieurs rappels, la Suisse n’avait «pas marqué de progrès tangibles» et que son «très faible niveau de conformité avec les recommandations» restait «globalement insuffisant». Le secrétaire exécutif de l’organisation, Gianluca Esposito, dispose de peu de moyens pour faire bouger les lignes. Il semble compter sur l’initiative populaire sur la transparence.
Nous savons bien que la majorité du parlement ne veut pas de transparence
Ce projet d’article constitutionnel demande aux partis de communiquer leurs comptes et la provenance des dons supérieurs à 10 000 francs. Cette dernière exigence vaut aussi pour les comités de campagne dont les dépenses excèdent 100 000 francs. Le Conseil fédéral a décidé récemment de recommander le rejet de l’initiative sans contre-projet. «Nous savons bien que la majorité du parlement ne veut pas de transparence. Mais notre initiative est assez mesurée et nous sommes convaincus que l’histoire nous donnera raison. La population a le droit de savoir qui finance quel parti et quelle campagne», commente le conseiller aux Etats Didier Berberat (PS/NE), membre du comité d’initiative et pourfendeur de la clandestinité en politique.
D’obscurs visiteurs journaliers
Le Neuchâtelois se bat depuis des années pour éradiquer l’opacité qui entoure les lobbyistes. Aujourd’hui, les parlementaires peuvent accorder deux badges d’accès au Palais fédéral à des personnes de leur choix. Cela peut être des lobbyistes. Or certains d’entre eux, généralement des personnes qui travaillent pour des agences de communication ne désirant pas donner de détails sur leurs clients et leurs mandats, peuvent accéder au Palais du parlement en tant que visiteurs journaliers, sans devoir rendre compte à quiconque de la raison de leur présence dans le bâtiment.
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Appuyé par le conseiller aux Etats Andrea Caroni (PLR/AR), Didier Berberat tente de faire adopter des règles plus strictes ainsi que la consignation des mandats de lobbyisme dans un registre public. Une première tentative de mise en œuvre a échoué. La Commission des institutions politiques (CIP) du Conseil des Etats vient de mettre une nouvelle mouture en consultation. Selon ce modèle, les élus fédéraux ne pourraient distribuer qu’un de leurs deux sésames à un lobbyiste, et celui-ci devrait fournir des informations sur ses clients et ses mandats. Les visiteurs journaliers ne pourraient plus déambuler librement à l’intérieur du Palais fédéral; ils devraient être accompagnés en permanence par l’élu qui leur a permis d’y pénétrer. La consultation dure jusqu’en mai. «Mais je ne vois pas un grand engouement pour réglementer», relativise Didier Berberat.
Gianluca Esposito: «La Suisse doit se réformer»
Emanation du Conseil de l’Europe, qui réunit 49 pays, le Groupe d’Etats contre la corruption (Greco) met la Suisse en demeure de se doter d’une réglementation sur le financement de la vie et des campagnes politiques. Elle a émis ses premières recommandations en 2011. Le secrétaire exécutif du Greco, l’Italien Gianluca Esposito, a accordé une interview au Temps.
Le Temps: La Suisse a-t-elle fait des progrès depuis que le Greco a publié ses premières recommandations en 2011?
Gianluca Esposito: Oui. Elle a pris des mesures importantes dans le domaine de la lutte contre la corruption privée. De manière générale, la Suisse suit assez fidèlement nos recommandations. Elle participe activement à nos travaux. Malheureusement, nous n’avons encore aucune mise en œuvre de nos recommandations pour le financement des partis.
Vos rapports font presque chaque année le même reproche. Prêchez-vous dans le désert? Que risque la Suisse si elle n’obtempère pas?
Nous privilégions le dialogue et continuons de faire pression dans la mesure de nos moyens pour que la Suisse adopte une législation sur le financement de la vie politique et des campagnes politiques. Nous n’avons pas de système de sanctions. Je ne crois d’ailleurs pas que ce soit efficace. La mesure ultime est une déclaration publique de non-conformité. Mais nous n’en sommes pas encore là. Nous demandons quelque chose de simple, qui s’appuie sur des standards adoptés par tous les pays membres du Conseil de l’Europe en 2003. La Suisse en fait partie.
Nous reconnaissons que les partis politiques ont en Suisse des réalités cantonales et locales qui n’existent peut-être pas ailleurs. Mais la transparence est encore plus nécessaire là où il y a un financement privé important
Dans votre dernier rapport, vous avez demandé une rencontre «de haut niveau» et invité la Suisse à prendre position une nouvelle fois d’ici au 31 mars 2018. Cette rencontre a-t-elle eu lieu?
Pas encore. C’est une étape possible. Si elle est utile, elle aura lieu. Nous verrons la suite des débats notamment à la lumière de l’initiative populaire sur la transparence.
Justement, le Conseil fédéral propose de rejeter cette initiative sans contre-projet. Etes-vous surpris? Déçu?
Je ne commente pas la position du Conseil fédéral. Notre position est claire: nous attendons cette réforme. Peu importe le moyen d’y parvenir, que ce soit une initiative populaire ou autre chose. C’est l’objectif qui compte.
D’autres pays posent-ils le même problème que la Suisse?
Chaque pays a ses spécificités et je conçois que cela prenne plus de temps dans certains que dans d’autres. Le Danemark a aussi eu du mal à mettre nos recommandations en œuvre. Il a adopté une nouvelle législation en été 2017. Nous ne l’avons pas encore analysée en détail.
Pour justifier ses réticences, la Suisse évoque les difficultés occasionnées par le fédéralisme, la multiplicité des scrutins ou la protection de la sphère privée. Sont-ce vraiment des obstacles?
Non. Nous reconnaissons que les partis politiques ont en Suisse des réalités cantonales et locales qui n’existent peut-être pas ailleurs. Mais la transparence est encore plus nécessaire là où il y a un financement privé important. Il doit être possible de trouver un équilibre entre la protection de la sphère privée et l’intérêt légitime de la population de connaître les sources de financement des partis et des campagnes politiques. Il nous paraît crucial qu’un système puisse être mis en place sur le plan national. Trois cantons, Genève, Neuchâtel et le Tessin, ont adopté un système de transparence. C’est la preuve que c’est possible. Et il me paraît acceptable que les petits montants soient exclus de l’obligation de déclarer.
Une commission parlementaire propose une réglementation visant à mettre un peu de lumière sur le jeu parfois trouble des lobbyistes. Est-ce un pas vers davantage de transparence?
Oui, absolument. J’aimerais souligner que le lobbyisme est une activité légitime et qu’il ne peut être assimilé à de la corruption. Ce qui compte, c’est la manière dont les Etats rendent transparente l’interaction entre les lobbyistes et les parlementaires. Le projet de cette commission va dans le sens d’une augmentation de la transparence et d’une diminution du risque de corruption. Les mesures de prévention sont aussi importantes que la répression. Ce ne sont pas des garde-fous mous.