Parce qu’ils ne se sont pas toujours exprimés ouvertement, les sentiments profonds qui ont motivé une majorité de Suisses à dire oui à l’initiative contre la construction de minarets n’ont pas été captés par les sondages. Mais ils étaient bien réels, bien présents dans les têtes et les tripes, perceptibles, mais difficiles à quantifier.

Ce n’est pas la construction de tourelles au-dessus des mosquées qui a convaincu cette majorité, finalement fixée à 57,5% des électrices et électeurs, à voter oui à l’article constitutionnel proposé par le Comité d’Egerkingen, composé principalement de membres de l’UDC et de l’Union démocratique fédérale. Ce sont bien plutôt les peurs qu’inspirent l’islam, sa transcription juridique, ses manifestations vestimentaires et sociales qui ont fait peur aux Suisses.

En se prononçant pour l’interdiction des minarets, ceux-ci ont surtout voulu dire non au voile, à la burqa, aux dispenses scolaires demandées par des parents musulmans, aux contraintes que l’islam impose aux femmes, aux mariages arrangés, au danger d’«islamisation rampante» qui pèserait sur le pays selon l’UDC.

Pour cette raison, l’interprétation des sondages, qui estimaient le non à l’initiative au-dessus de 50%, est restée prudente. Car on sentait bien que des sentiments sous-jacents pouvaient faire pencher la balance de l’autre côté. Et c’est ce qui s’est produit. L’initiative a été acceptée par près de six ­Suisses sur dix et par dix-neuf cantons et demi. Seuls Genève, Vaud, Neuchâtel et Bâle-Ville ont rejeté l’interdiction des minarets, mais à des majorités plutôt faibles (50,8% à Neuchâtel).

C’est à Genève que le rejet a été le plus marqué, avec 59,7% de non. Le président du Conseil d’Etat, David Hiler, était partagé entre deux sentiments dimanche: «Le Conseil d’Etat est satisfait et fier du vote des Genevois, qui n’était pas acquis. Dans notre canton qui compte un minaret, les gens ont compris que l’on peut respecter à la fois l’Etat laïc et la liberté religieuse pour autant qu’ils n’empiètent pas l’un sur l’autre. C’est un message clair vis-à-vis des musulmans qui résident ou travaillent ici, dans le cadre de la Genève internationale: la Cité n’a rien contre eux. Nous pouvons nous réjouir du vote des Vaudois. Cela démontre que la région que nous construisons ensemble est basée sur des valeurs communes, et elle mérite plus que jamais que nous la développions main dans la main. En revanche, nous sommes déçus et inquiets par rapport au vote suisse. Ce scrutin aura un impact sur l’économie nationale. Il faudra beaucoup de persuasion du Conseil fédéral pour réduire les effets nuisibles d’une telle décision.»

A chaud, Claude Longchamp, le directeur de l’institut gfs.berne auteur des deux sondages SSR qui donnaient le non gagnant à 53%, n’était pas en mesure, dimanche, de se livrer à une analyse fine de ce résultat surprise. Interrogé par la TV alémanique SF DRS, il avance une première explication: le taux de participation particulièrement élevé – 53,4% – traduit une forte mobilisation de dernière heure autour d’un thème très sensible et très débattu au sein de la population. Il reconnaît en outre que les personnes interrogées n’ont pas forcément exprimé leurs intentions réelles dans les sondages. Le résultat final est très éloigné des enquêtes d’opinion, qui donnaient le non à, respectivement, 34% et 37%, ce qui en relativise sérieusement la validité pour un sujet aussi sensible.

Il juge cette initiative «particulière» à cause de sa charge émotive. Il la compare à celle sur l’asile, qui, alors que les sondages la donnaient clairement perdante en 2002, n’a échoué que d’un fil – elle a obtenu le soutien de 49,9% de la population.

L’initiative anti-minarets a, elle, atteint la majorité, et plutôt confortablement. Elle délivre ainsi un message clair aux autorités politiques et aux membres des communautés musulmanes: ceux-ci ne doivent être admis en Suisse que s’ils démontrent leur volonté de s’intégrer. Telle est par exemple l’interprétation du vote faite par le PLR, qui assure de son soutien «quiconque cherche à s’intégrer chez nous».

Pour le PS, les collectivités publiques sont invitées à redoubler d’efforts pour favoriser l’intégration des musulmans. Il demande la création d’un «comité de suivi». Le PDC exige que «les imams prêchent dans l’une de nos langues nationales, que les mosquées soient ouvertes à tous. La participation aux cours de natation ou aux camps scolaires ne doit pas être constamment un sujet de discussion», ajoute-t-il.

De son côté, le Parti évangélique, qui avait pris position contre l’initiative, souligne que le résultat du vote n’empêche pas les musulmans de «continuer à exercer leur religion sans restriction aucune». Il confirme cependant sa volonté d’inscrire un article sur la religion dans la Constitution. Cela par le biais d’une nouvelle initiative populaire qui stipulerait que «la culture et la société suisses sont fondées sur le christianisme.» Cet article consacrerait également la quadruple liberté de choix, de communication, d’exercice et de changement de religion.

A l’exception de l’UDC, tous se souciaient dimanche du message que la Suisse devait transmettre à l’étranger. «L’islam pourra continuer à être pratiqué en Suisse. Cette différence doit être clairement expliquée à l’étranger afin d’éviter toute erreur d’interprétation», recommande le PLR. Le Conseil fédéral a d’ailleurs déjà commencé le travail, précise la cheffe du Département fédéral des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, dans l’interview accordée au Temps (lire en page 6). Un élément de ce travail d’explication est la traduction en arabe de l’analyse que le gouvernement a faite dimanche du résultat du vote.

Par sa netteté, celui-ci a été ressenti comme un choc par ceux qui ont voté contre l’initiative et se mordent sans doute les doigts de ne s’être pas suffisamment mobilisés. Quelques manifestations spontanées ont été mises sur pied dimanche soir, à Zurich – une marche aux bougies et la plantation symbolique d’un minaret sur la tout aussi symbolique place d’Helvétie – ou à Berne, où 500 personnes ont entamé un cortège funèbre entre la gare et la place Fédérale. Une autre est annoncée pour mardi à Genève. Voilà qui n’est pas sans rappeler les réactions survenues le soir du 6 novembre 1992, après le rejet de l’Espace économique européen.