Le cri de détresse des soldats mobilisés
Coronavirus
Cela fait plus d’un mois qu’a été ordonnée la plus grande mobilisation militaire suisse depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais après une arrivée en fanfare, le désenchantement gagne les troupes

Le 16 mars, l’armée suisse annonçait l’engagement d’un nombre de soldats pouvant aller jusqu’à 8000 hommes. Un mois plus tard, 5000 d’entre eux ont été mobilisés. Cependant seuls 1400 sanitaires ont été engagés dans des structures hospitalières sur demande des cantons alors que 750 infanteristes appuient les douaniers aux frontières. Plus de 2500 militaires patientent donc toujours en caserne.
Consciente que les hôpitaux semblent désormais pouvoir gérer l’épidémie sans leur aide et face à l’évidence des faibles besoins militaires sur le terrain, l’armée a annoncé jeudi qu’elle renverrait entre 300 et 400 personnes à la maison. Plusieurs milliers d’hommes sont cependant toujours mobilisés, et ils commencent à s’impatienter.
Le personnel soignant sans travail
«J’étais heureux de pouvoir aider quelque part dans cette terrible crise qui touche mon pays, souligne Frédéric. Malheureusement je ne suis pas utile, bien au contraire.» Depuis la parution d’un premier article sur le désœuvrement des soldats début avril, de nombreux militaires ont contacté Le Temps pour raconter leur histoire. C’est le cas de Frédéric, qui dénonce un «coup de com» depuis l’hôpital jurassien où il travaille.
«Actuellement, la situation semble bien gérée, constate-t-il. Il y a suffisamment de lits, suffisamment de soignants, les cas non urgents ont dû quitter l’hôpital et les opérations ont été repoussées. En conséquence, une grande partie du personnel soignant se retrouve avec peu ou pas de travail. Nous y compris.» Pour vérifier que la mobilisation tient ses promesses, des gradés passent cependant régulièrement demander si tout se passe bien, relate le jeune homme. «Ils insistent jusqu’à ce qu’on leur dise que nous travaillons correctement, puis font remonter la bonne nouvelle plus haut.»
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La présence des soldats suscite même des effets adverses: «Nous prenons la place de professionnels de la santé, dit Frédéric. Nombre d’infirmiers, aides-soignants et physiothérapeutes ont été renvoyés à la maison et accumulent des heures négatives. C’est embêtant car ils devront les rattraper plus tard. La situation est encore plus problématique dans le cas des contrats sur appel, puisque certaines collègues sont payées à l’heure et peinent actuellement à gagner assez d’argent pour vivre. C’est une situation absurde.»
A Genève, le syndicat des services publics cantonal a récemment pris position sur la question, soulignant qu’il était «incompréhensible que les HUG préfèrent des militaires peu formés à du personnel soignant expérimenté».
De l’alcool pour tromper l’ennui
Si son apport ne crève pas les yeux, Frédéric est toutefois sur le terrain, ce qui n’est pas le cas de ses camarades restés en caserne. «Ils noient leur ennui dans l’alcool», relate le soldat. Une habitude qui revient dans les témoignages de plusieurs mobilisés. Dépêché dans un autre hôpital romand, Patrick rapporte ainsi qu’une partie des hommes avec qui il a été appelé en mars «s’ennuient, restent toute la journée au lit, boivent jusque tard dans la nuit et se couchent à 5h du matin».
Les camarades restés en caserne noient leur ennui dans l’alcool
Engagé auprès des malades, le jeune homme dénonce également l’absurdité de son rythme de travail, bien trop chargé pour les tâches qu’il a à accomplir: «L’hôpital avait suggéré huit heures d’engagement journalier, mais l’armée a insisté pour que nous en fassions douze. J’ai cru comprendre que la communication avec les gradés n’était pas simple.»
«Le sentiment d’être utilisé pour faire de la propagande»
Au-delà du désœuvrement, Carlos, engagé à Meyrin (GE), dénonce le danger d’infection que font courir les soldats aux soignants. «J’ai été engagé parmi des ambulanciers, dit-il. Les collègues sont très gentils avec nous et s’assurent, par politesse, que nous soyons utiles. Mais nos compétences sont celles de stagiaires d’observation et nous faisons courir un risque à ces entreprises. Nous dormons chaque soir en caserne où tout le monde joue aux jeux de société et boit beaucoup, ce qui ne favorise pas la distanciation sociale.»
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Le coût de l’opération scandalise également le soldat: «Les millions de francs investis pour loger, transporter, nourrir et blanchir plusieurs milliers d’hommes sont exorbitants lorsqu’on sait qu’ils jouent au ping-pong au lieu d’être auprès de leurs proches ou de travailler pour leur entreprise. C’est d’autant plus déconcertant que tout cet argent pourrait profiter aux couches de la population les plus vulnérables. J’ai le sentiment détestable d’être utilisé pour faire la propagande de l’armée. Et quand nous interpellons des cadres sur l’ineptie de certaines décisions, il nous est simplement répondu «merci pour votre engagement».
«Nous n’avons pas trop mobilisé»
Face aux critiques qui se multiplient ces dernières semaines dans les médias, le porte-parole de l’armée, Daniel Reist, ne cède pas un millimètre de terrain: «La situation s’est révélée beaucoup plus modérée que nous ne l’avions craint, se réjouit-il. Quand un incendie voit le jour, on envoie tous les camions, puis on les renvoie petit à petit. C’est ce que nous faisons maintenant. Nous n’avons pas trop mobilisé.»