«La crise de l’asile est plus grave que jamais»

Réfugiés La Commission fédérale pour les questions de migration s’alarme

La solidarité entre Etats doit être étendue, estime son vice-président, Etienne Piguet

«Protéger ou détourner le regard?» Cette question, parmi d’autres, est au programme de la Journée annuelle de la Commission fédérale pour les questions de migration (CFM), ce jeudi à Berne. Plusieurs orateurs s’exprimeront sur l’avenir du droit d’asile à un moment particulier: la migration de réfugiés en direction de l’Europe a fortement augmenté; les faiblesses du système européen d’accueil viennent d’être épinglées par un verdict de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le vice-président de la CFM, Etienne Piguet, analyse la gravité de la situation.

Le Temps: Faut-il parler d’une crise de l’asile? Le sentiment dominant est que l’Europe, y compris la Suisse, est submergée.

Etienne Piguet: Le domaine de l’asile est en crise perpétuelle depuis plusieurs décennies – il suffit de consulter les débats parlementaires en Suisse et en Europe pour s’en convaincre. Mais la crise semble aujourd’hui plus grave que jamais. A l’échelle mondiale, le HCR doit gérer l’urgence en particulier au Moyen-Orient. A l’échelle européenne, une politique commune se fait attendre. En Suisse, les ajustements légaux incessants cachent un profond désarroi. Ces derniers mois, l’aggravation des conflits aux portes de l’Europe et l’ouverture de routes migratoires en Méditerranée provoquent des drames humains presque quotidiens.

– La votation du 9 février a-t-elle péjoré le traitement en Suisse de l’immigration «non choisie», c’est-à-dire non-européenne?

– Pas directement. En tout cas, aucune mesure supplémentaire de restriction n’a été prise jusqu’ici et les avant-projets de mise en œuvre du nouvel article constitutionnel soulignent clairement la volonté de ne pas toucher au droit d’asile (ce qui impliquerait la résiliation de la Convention de 1951 sur les réfugiés). Dans le même temps, le vote a mis une grande pression sur les autorités pour démontrer qu’elles reprennent en main l’immigration. Cette situation est peu propice à une politique d’asile généreuse, qui aille au-delà des obligations de la Convention de 1951; par exemple avec l’accueil de groupes de réfugiés directement en provenance des zones de conflit. On le voit bien à la tiédeur de la Suisse vis-à-vis des demandes du HCR liées au conflit en Syrie.

– En Suisse, les solutions d’hébergement sont toujours plus difficiles à trouver. La Confédération en fait -elle déjà davantage que d’autres pays européens?

– Lors de la Journée nationale de la CFM, des résultats nouveaux seront présentés à ce sujet. Ils montrent que la Suisse accueille bel et bien un nombre élevé de demandeurs d’asile en comparaison européenne mais d’autres pays en reçoivent encore plus. Ainsi, au sein de l’UE, près des deux tiers des demandes d’asile ont été enregistrées et traitées en 2013 dans quatre pays seulement: l’Allemagne, la France, la Suède et la Grande-Bretagne. A l’échelle mondiale, l’Allemagne, la France, la Suède, l’Italie et la Suisse se classent parmi les 10 premiers pays d’accueil de requérants d’asile avec plus de 20000 demandes par année, tandis que plusieurs grands pays de l’UE comme l’Espagne, la Finlande, le Portugal ou la Roumanie reçoivent moins de 5000 demandes. Si les demandeurs d’asile étaient répartis en proportion de la population de chaque pays, la Suisse devrait en recevoir moins. S’ils étaient répartis en proportion du PIB elle devrait en recevoir à peu près l’effectif actuel. On ne peut donc pas dire que la Suisse soit particulièrement concernée par l’asile. C’est un problème européen.

– La Suisse cherche à accélérer le traitement des demandes d’asile mais elle butte sur l’exécution des renvois des personnes déboutées. Comment sortir de ce dilemme?

– C’est l’une des grandes difficultés de l’asile. Si les décisions ne peuvent être exécutées, c’est l’ensemble du système qui est en cause. Dans le même temps, il ne faut pas surestimer les difficultés. Les expulsions forcées via, par exemple, des vols spéciaux, tous comme les cas où le renvoi est impossible car l’Etat d’accueil refuse de réadmettre ses ressortissants restent minoritaires. La plus grande difficulté tient au fait qu’une proportion importante des demandeurs d’asile, s’ils ne correspondent pas au statut de réfugié, formulent néanmoins des demandes de protection qui sont légitimes: ils ne sont pas persécutés individuellement mais fuient la guerre et la violence. Actuellement la politique d’asile et d’assistance sur place peine à répondre à ces besoins qui, quantitativement, sont considérables. C’est l’une des conclusions qui émerge de la vaste étude menée sur mandat de la CFM par le professeur Roger Zetter, de l’Université d’Oxford.

- Les renvois seront-ils encore plus difficiles après la dernière décision de la CEDH qui exige désormais des garanties pour réaliser le renvoi dans le pays de premier accueil?

- Jusqu’ici la Suisse est parvenue, grâce aux accords de Dublin, à transférer des milliers de demandeurs d’asile vers d’autres pays où ils avaient séjourné auparavant. De ce point de vue, la Suisse est gagnante de la coopération avec l’UE. La décision de la CEDH, qui lie le transfert d’une famille afghane de Suisse en Italie à des garanties sur leurs futures conditions de séjour, était très attendue. Ces exigences rendront les transferts plus difficile à l’avenir tout en améliorant la qualité et donc la crédibilité du système. Elles montrent qu’il ne sera plus possible de se baser sur Dublin pour exiger des réadmissions sans conditions.

– L’accord Dublin n’est-il pas condamné par cette décision?

– L’accord reste nécessaire car il répond à un besoin: éviter les demandes d’asile multiples. Cependant, ce n’est en rien un accord de solidarité. Au contraire, puisque les pays qui accueillent les premières arrivées de demandeurs comme l’Italie sont en théorie forcés de traiter leurs demandes et de les assister. En conséquence, il est nécessaire de compléter cet accord par des mécanismes de solidarité contraignants.

– La migration est un phénomène global, qui requiert une réponse globale, non?

– Globale est peut-être un peu ambitieux, mais en tout cas une réponse européenne. A cet égard il ne faut pas sous-estimer les progrès accomplis. Depuis 1990, et l’adoption de la Convention de Dublin, la Commission européenne tente de mettre en place un régime d’asile commun. En 2009, le traité de Lisbonne définit explicitement un objectif de solidarité selon lequel la politique de l’UE doit être gouvernée par des principes de répartition des responsabilités entre les Etats membres. Les Etats restent souverains mais trois directives d’harmonisation sont en vigueur relatives aux procédures d’asile, aux conditions d’accueil et à la détermination du statut de réfugié. Au plan institutionnel, l’UE s’est dotée en 2011 d’un Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), auquel la Suisse participe. Il soutient les Etats dont les systèmes d’asile sont soumis à des pressions particulières, par exemple en envoyant sur place des experts des pays d’origine des migrants ou de la logistique. Ce fut le cas récemment en Grèce et en Bulgarie. Dans le même ordre d’idée, des fonds destinés aux politiques d’asile, de migration et d’intégration ont été dotés de plusieurs millions d’euros pour la période 2014-20.

Le processus est lent mais il avance. Les prochaines et difficiles étapes devraient être une forme de partage des responsabilités consistant soit en une répartition des demandes, soit en une compensation financière automatique pour les pays accueillant beaucoup de requérant. Il sera aussi indispensable d’harmoniser les taux de reconnaissance et donc la procédure de détermination du statut de réfugié en cédant un peu de souveraineté nationale. A l’échelle de l’ensemble de l’UE, on compte, en 2013, 111 125 décisions de protection sur 327 245 décisions d’asile en première instance, soit un taux de protection de 34%. Mais, parmi les principaux pays d’asile, ce taux varie de 17% à 61% entre les pays. Pour une même nationalité d’origine, les variations sont plus spectaculaires encore, ce qui est difficilement compréhensible. A long terme, on peut imaginer pour répondre à ce problème une agence européenne de l’asile, une sorte de HCR avec des pouvoirs élargis. La Suisse ne pourra pas se permettre de faire cavalier seul.

- La Suède donne-t-elle le bon exemple? Elle a assoupli sa législation pour autoriser les déboutés de l’asile qui ont une occupation rémunérée au moment où la décision est rendue à rester et à travailler?

– Les efforts de la Suède sont remarquables et sa politique migratoire et d’asile est par bien des côtés un modèle. Il ne faut cependant pas sous-estimer l’«avantage» géographique et linguistique dont elle bénéficie. Voyons les choses en face: la Suède reste une destination lointaine, qui ne vient pas forcément en tête de liste pour les migrants. La Suisse ou la Grande-Bretagne seraient bien plus attractives si elles adoptaient la politique libérale de la Suède.