Les rivières ont créé des merveilles de la nature, tout en étant exploitées depuis des siècles par l’activité productive des hommes. Entre rive et moulin, grotte et barrage, île et fabrique, «Le Temps» vous invite à suivre le fil de cinq cours d’eau romands, en évoquant leur passé industrieux et le défi écologique du présent.

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La Birse, une rivière qui refait surface

Gilles n’a pas chanté la Broye. Il lui a préféré la Venoge, et l’on peut comprendre ce choix tout vaudois. Contrairement à l’illustre cours d’eau né «au pied du Jura», la Broye n’est pas «vaudoise cent pour cent». Elle prend sa source dans les Préalpes fribourgeoises, marque sur plusieurs kilomètres la frontière entre les cantons de Fribourg et Vaud et a même l’outrecuidance, plus en aval, juste avant de se jeter dans le lac de Neuchâtel, de faire office de délimitation entre Vaud et… Berne.

Plutôt que de «se fondre amoureusement entre les bras du bleu Léman», elle «file vers Olten», comme l’Orbe, la voisine de cette Venoge si chère au cœur du poète vaudois. La Broye et la Venoge ont ainsi choisi des chemins inverses. La rivière chantée par Gilles s’est rendu compte qu’elle était «sur le versant nord» et partait tout droit pour «les Allemagnes». Elle a alors décidé de changer de cap et de s’orienter vers le Léman, l’ouest, le sud, la Méditerranée. Sur son cours supérieur, la Broye, elle, faisait mine de se diriger vers le Léman, l’ouest, le sud, la Méditerranée. Et puis elle lui a tourné le dos, elle a pris la direction du Plateau, des lacs du pied du Jura, de l’Aar, du Rhin, de la mer du Nord. Deux destins opposés.

La Broye a aussi son petit coin de Colorado

On a souvent l’image d’une Broye rectiligne, endiguée, monotone, jonchée de longues allées de peupliers qui ne lui confèrent aucun charme particulier, aucune audace, aucun caprice. C’est en partie vrai. Le Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) rappelle qu’elle a connu de nombreux travaux de correction et d’endiguement au XIXe siècle, voire même avant, de Moudon jusqu’au lac de Morat, sur une quarantaine de kilomètres, la moitié de sa longueur. Ces travaux avaient pour but de contenir les fréquentes crues et inondations.

«Le tracé a été fortement rectifié et les rives sont presque totalement privées de végétation pour ce qui concerne la partie vaudoise», relève Tamara Ghilardi dans un travail de master en constructions hydrauliques réalisé à l’EPFL et consacré à la renaturation de la Broye. «La vallée fut complètement transformée par la mise en culture de vastes étendues fertiles», relève l’article que lui dédie le DHS. Tamara Ghilardi confirme: «En aval de Payerne, là où la plaine s’élargit et s’aplatit brusquement, […] le tracé de la Broye a été complètement modifié afin de bonifier plusieurs terrains pour l’agriculture», écrit-elle.

La Broye sait aussi être sauvage. Elle sait aussi être magique. Mais on le sait peu

Dans son illustrissime poème, Jean Villard, la malice au bout de la plume, s’extasie devant ces «visions de Colorado» que la Venoge offre à «ses badauds». Il fait allusion à ce site enchanteur qu’est la Tine de Conflens, cette cuvette spectaculaire où sa rivière chérie s’enrichit des eaux du Veyron. Malgré l’image un peu terne qu’en ont beaucoup de gens, la Broye a aussi son petit Colorado.

Dans sa partie supérieure, encore largement sauvage, se trouve un large bassin rafraîchissant surmonté de cascades de 4 mètres de haut et de 130 mètres de large. Ce sont les chutes de Chavanettes, un site bucolique situé au pied de la cité fribourgeoise de Rue. La Broye sait aussi être sauvage. Elle sait aussi être magique. Mais on le sait peu.

Redonner à la rivière son charme perdu

Le WWF a consacré l’une de ses notices «Perle de rivière» au cours supérieur de la Broye, ces quelque 30 kilomètres qui s’écoulent, en gorges et méandres, de sa source, ou plutôt de ses sources, jusqu’au début de sa partie endiguée, à la hauteur de Bressonnaz-Moudon. L’ONG estime que ce secteur devrait être mieux protégé car il constitue un «axe de liaison biologique privilégié pour le transit de la faune sur le Plateau». On peut y croiser le castor, le martin-pêcheur, le cincle plongeur, la bergeronnette, la truite, le chabot, le vairon. Mais seul un court tronçon à proximité de Palézieux est inscrit à l’inventaire cantonal des monuments naturels et des sites. On pourrait sans doute faire mieux.

Pour avoir en partie grandi dans la région, l’auteur de ces lignes se souvient d’avoir préféré aux promenades assoupissantes le long de la Broye le canyoning dans les gorges et les cascades de ses affluents

En aval de Moudon, la Broye entame le long parcours canalisé qui la conduit au lac de Morat. Un chemin de croix. L’itinéraire est certes apprécié des cyclistes et promeneurs de chiens, mais, peu spectaculaire, il ne réjouit guère les adeptes de paysages sauvages et variés. Pour avoir en partie grandi la région, l’auteur de ces lignes se souvient d’avoir préféré aux promenades assoupissantes le long de la Broye le canyoning dans les gorges et les cascades de ses affluents. Par exemple le long de la Trémeule, le ruisseau escarpé qui coule à proximité de ce qui fut jadis l’Hôtel des Bains d’Henniez et côtoie la source qui a donné son nom à l’illustre eau minérale.

A la fin des années 2000, une équipe hétéroclite composée de pêcheurs, d’agriculteurs, d’écologistes et de simples citoyens s’est dit qu’il fallait redonner à la Broye l’âme qu’elle avait perdue dans sa canalisation séculaire. C’est ainsi qu’est né, en 2009, le collectif Broye Source de Vie (BSDV). Son leitmotiv: «Redonner vie à une rivière, c’est lui permettre de récupérer une dynamique naturelle et d’enrichir sa biodiversité.»

Le collectif a établi la liste des problèmes posés par la canalisation intégrale du cours d’eau. De nombreuses espèces animales et végétales n’y trouvaient plus les conditions de vie qui leur étaient propices. Plusieurs affluents se jetaient dans la Broye par des seuils infranchissables pour les poissons. La rivière atteignait parfois des températures excessives. Les agriculteurs voisins avaient pris l’habitude d’en pomper le précieux or bleu pour arroser leurs cultures.

Une équipe qui a aussi su se renouveler

Le collectif a pris son bâton de pèlerin pour faire passer son message d’alerte et faire bouger les autorités politiques cantonales et locales. Et ça a payé: plusieurs aménagements ont été effectués afin de redonner à certains tronçons un aspect plus naturel, plus vivant, moins rigide. Un premier secteur a été corrigé en aval de Lucens. Puis l’on s’est attaqué à l’embouchure de la rivière dans le lac de Morat, à la hauteur de Salavaux. Le lit a été dévié et décanalisé, le delta alluvial originel a été recréé. Financés par la Confédération, le canton et la commune vaudoise de Vully-les-Lacs, les travaux ont coûté 4,3 millions de francs.

Emmenée au départ par deux personnalités payernoises, Eric Chatelanat et Gilbert Jöhr, désormais membres d’honneur, l’association BSDV a réalisé une autre prouesse, celle de se renouveler. Elle est désormais en main d’un jeune tandem féminin composé de la présidente Audrey Friedli, ingénieure en gestion de la nature, et de la vice-présidente Marie Strehler, biologiste. Elles ont décidé de se mouiller pour la Broye et sont secondées dans leur tâche sacerdotale par d’autres jeunes de la région soucieux de redonner à la rivière sa noblesse perdue.

Ce printemps, c’est un gros chantier qui a été entamé, une portion de 3 kilomètres entre la commune fribourgeoise de Surpierre-Villeneuve et le village vaudois d’Henniez, séparés par une passerelle historique qui relie les deux rives et les deux cantons. On y retrouve Marie Strehler, en balade avec un costaud golden retriever tout excité d’aller tremper ses pattes dans le lit gonflé par les intempéries du début du mois de juillet. De par son enfance passée entre Sassel et Granges-Marnand, elle connaît bien la Broye. «Lorsque je promenais mon chien sur ses berges, je trouvais le paysage monotone. Puis j’ai découvert le projet BSDV au Comptoir broyard. J’ai trouvé la démarche géniale et je me suis dit que je pourrais sans doute lui apporter ma contribution», raconte-t-elle.

Ni mur ni béton, mais des grenouilles

En amont et en aval de la passerelle, des encoches ont été creusées sur la rive gauche fribourgeoise. La terre ainsi retirée a été déplacée sur la rive droite vaudoise pour y former des remblais et reconstituer des méandres. Afin d’éviter que l’eau ne détruise ces monticules en venant les taper frontalement, des troncs ont été placés pour faire office de boucliers. «L’eau vient buter contre ces troncs et part ensuite ricocher contre les parties creusées sur la rive gauche. Les crues façonneront ainsi la nouvelle Broye», explique Marie Strehler. Les intempéries de juillet ont permis de tester la robustesse de ce nouveau profil.

Les travaux de ce printemps ont été faits par des machines de chantier. Mais c’est désormais la nature qui va agir. Aucun mur n’a été construit, pas le moindre centimètre cube de béton n’a été coulé, ni pour les remblais, ni pour les encoches. «Vous voyez cet arbre qui est tombé après les travaux? On va le laisser comme ça, la nature fera le reste du travail», enchaîne-t-elle.

Le ruisseau qui s’écoule de Surpierre et Villeneuve, le Crau de la Cuvaz, a été détourné. Avant, il plongeait tout droit dans la Broye. Maintenant, il sinue dans une zone alluviale reconstituée. Il a très vite adopté son nouveau lit. «On a défriché pour le faire divaguer dans la forêt alluviale, qui est reconnue d’importance nationale. Sur ce tronçon, les embouchures de tous les affluents ont été refaites. Cela favorise la migration piscicole», ajoute notre guide. «Au début, les gens ne comprenaient pas pourquoi on abattait autant d’arbres. C’est pourquoi nous organisons des séances d’information sur place pour expliquer en quoi consistent ces travaux de renaturation», poursuit-elle.

Les remblais ont été recouverts de fleur de foin coupée au printemps afin de faciliter leur renaturation et d’écarter les plantes invasives indésirables. Ils sont souvent complétés par des bancs de sable formés naturellement, derrière lesquels se tapissent des bras morts déjà adoptés par les grenouilles rieuses dont les chants brisent le silence ambiant.

Sur les berges, des amas de bois morts sont prêts à accueillir leurs premiers lézards agiles. Tout ce qui est fait ici a pour but de créer de nouvelles zones naturelles pour la faune. L’hermine, la couleuvre à collier, le martin-pêcheur, le pic épeichette, le castor, la petite lamproie, le blageon, le spidin, la rainette verte y trouveront ou y trouvent déjà de nouveaux terrains de jeu.

Aussi une reconnaissance politique

Outre l’information de la population et des communes, le rôle de BSDV consiste aussi à soutenir la recherche de fonds privés pour financer la quote-part du maître d’ouvrage mandaté par les communes fribourgeoises riveraines. Une somme de 560 000 francs a ainsi pu être récoltée auprès d’une dizaine de donateurs, le coût total des travaux avoisinant les 3,2 millions de francs.

La Broye connaît aussi une forme de reconnaissance politique. Le processus de fusion de communes entrepris aussi bien sur les terres fribourgeoises que vaudoises lui rend désormais hommage. Naguère, le nom d’une seule commune faisait référence à la rivière: Vuibroye (VD), indépendante jusqu’à sa fusion avec neuf localités voisines en 2012. A partir de cette date, elles forment la commune élargie d’Oron. La disparition formelle de Vuibroye, dont le nom signifiait «en aval de la Broye», en 2012, a été compensée par la création de deux autres nouvelles communes: Valbroye, qui depuis 2011 réunit neuf villages vaudois autour de son centre névralgique de Granges-près-Marnand, et Belmont-Broye, née en 2014 de la fusion de quatre communes fribourgeoises.

Les méandres renaissent le long de la rivière, la reconnaissance de la région renaît elle aussi. La Broye revit, elle inspirera peut-être à nouveau le poète. Gilles, reviens!


Payerne redécouvre sa rivière

D’autres secteurs de la Broye seront réaménagés. C’est le cas en ville de Payerne, que la Broye traverse sans que quiconque lui prête vraiment attention, l’air de rien, comme si elle était coupée de la vraie vie de la bourgade. C’est en fait un double projet immobilier qui a été l’élément déclencheur du réaménagement urbain de la Broye dans la cité célèbre pour son abbatiale. L’hôpital de zone cherchait un endroit pour construire un centre médico-social alors que la paroisse cherchait une solution pour rénover ou reconstruire son bâtiment vétuste.

L’endroit concerné est le parking des Rammes, situé sur la rive droite de la rivière. La municipalité a vu dans ce double projet semi-public, semi-privé l’occasion de revaloriser l’accès au cours d’eau. Elle a imaginé un espace public, composé d’un parc arborisé et d’un réaménagement des rives, l’objectif étant de «rendre l’accessibilité à l’eau plus facile dans le cadre d’un projet de revitalisation de la Broye en milieu urbain», écrivait-elle dans le rapport qu’elle a adressé au Conseil communal (législatif) en mars 2020. «Ce projet redonnera les berges à la population, qui bénéficiera de nouveaux lieux de baignade et de pique-nique», se réjouit Marie Strehler, vice-présidente du collectif Broye Source de Vie.

Le projet prévoit la création de nouveaux cheminements piétonniers le long de la Broye, de deux belvédères d’observation, de gradins sur les berges, d’enrochements dans le lit de la rivière afin d’offrir un environnement plus intime aux poissons, de surfaces de roselières, de bassins et d’un espace nature didactique au milieu du parc public. Les places de stationnement disparaîtront de la surface et seront souterraines. «Ces aménagements modifieront totalement le rapport que les habitants ont avec la rivière qui traverse la cité», affirme la municipalité. Le Conseil communal a validé l’ensemble du projet en mai 2020. Les travaux ont débuté ce printemps.