Pour Daniel Curnier, c’est évident: la société moderne doit se réinventer, car le modèle qu’elle adopte la rapproche des limites écologiques. Pourtant, la façon dont elle dessine son futur ne la mènera qu’à reproduire les mêmes erreurs. «Au lieu de former des gens qui pourraient trouver des solutions, on en forme dans le but de les insérer dans une économie qui produit les problèmes que l’on connaît. C’est absurde», affirme ce docteur en sciences de l’environnement à l’Université de Lausanne.

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Ce que ce docteur de l’Université de Lausanne pointe du doigt, c’est l’éducation scolaire. Après des études en développement soutenable à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, le chercheur s’est penché sur le rôle de l’école dans la transition écologique, conjointement à une formation à l’enseignement de la géographie.

Manque de prise en considération de la question écologique

Focalisé sur les structures d’enseignement secondaire dans le canton de Vaud, son travail de doctorat a été mené sous les supervisions conjointes de l’UNIL et de la Haute Ecole pédagogique (HEP). Ses conclusions dénoncent un manque de prise en considération de la question écologique. «Les priorités dans l’orientation des politiques éducatives ne permettent pas aux élèves de se saisir de ces questions en tant que citoyens. Elles ne contribuent pas à un changement social qui permettrait d’affronter les problèmes auxquels nous sommes confrontés.»

Achevé il y a neuf mois, son travail de thèse aurait peut-être été enfoui sous la poussière des archives de l’Université de Lausanne. Mais c’était compter sans la mobilisation des jeunes en faveur du climat.

Le Temps: Vous affirmez que le système scolaire actuel n’offre pas les outils nécessaires à une transition écologique. Les manifestations des jeunes ne contredisent-elles pas vos propos? 

Daniel Curnier: Agir en tant que citoyen et se mobiliser pour défendre une revendication n’est pas quelque chose qu’on apprend lors de sa scolarité. Ce qui a motivé ces jeunes à aller manifester s’appuie sur certaines connaissances apprises en classe, mais celles qui ont été nécessaires à ce soulèvement ont été transmises par d’autres médias. Traditionnellement, l’école apprend plus à obéir qu’à s’opposer aux mesures politiques.

Vous avez comparé des textes officiels issus d’institutions internationales, fédérales et cantonales? Quel a été votre constat? 

L’Unesco a, depuis longtemps, proposé un projet d’éducation en vue d’un développement durable. Il s’agit d’une refondation de l’institution scolaire qui vise à offrir une éducation citoyenne tournée vers la transition écologique. Dans les déclarations d’intention du plan d’étude romand, ces recommandations sont partiellement prises en considération. Cependant, au niveau cantonal, elles sont abandonnées au profit d’autres priorités politiques qui s’avèrent être contradictoires à celles suggérées par l’Unesco. En réalité, on applique une éducation professionnalisante tournée vers le marché de l’emploi et vers l’économie capitaliste.

Sur le banc des accusés, vous avez notamment placé les tests PISA (Programme for International Student Assessment) menés tous les trois ans dans les pays membres de l’OCDE auprès de jeunes de 15 ans. 

En effet. Bien qu’ils n’aient pas été conçus dans le but d’être nuisibles à l’éducation, les conséquences de ces tests sont néfastes. Pour mettre en compétition les résultats d’élèves de différents pays ou cantons, ils se doivent d’être standardisés et requièrent des connaissances comparables. On privilégie donc les apprentissages où la mémorisation prime sur la compréhension et l’analyse. 

D’autre part, seuls le français, les mathématiques, les sciences naturelles et les compétences financières font l’objet de tests. Les sciences humaines et sociales sont prétendument culturellement trop marquées. Cela donne une idée de la vision de la société qui est défendue. L’école vaudoise suit ces principes. Résultat: il ne se passe rien dans les outils de pilotage qui permette d’appréhender une transition écologique.

Rien? Vraiment ? 

Les seuls éléments concrets observés ces dernières années dans l’enseignement vaudois, se trouvent dans l’évolution des thématiques inculquées en géographie ou en sciences naturelles. Si ce qui était dans le plan d’étude était vraiment mis en œuvre, les enseignants développeraient, par exemple, des compétences transversales permettant de travailler sur des notions d’éthique, d’interdépendance ou de place au sein de la société.

Ce n’est pas le cas et cela illustre que les priorités de l’exécutif vaudois ne sont pas de suivre l’esprit du plan d’étude romand mais de répondre à la volonté de maintenir la croissance économique du canton. C’est une vision productiviste de la société dans laquelle on crée des petits travailleurs.

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Vous ne peignez pas le diable sur la muraille? 

Non. Il existe une incohérence évidente entre les mesures prises et les textes officiels. Ceux-ci affirment avoir comme objectif de former des citoyens dotés d’un esprit critique respectueux de l’altérité et de l’environnement. Mais les mesures concrètes répondent à d’autres priorités, en l’occurrence économiques.

Par ailleurs, si on éduque des individus semblables à ceux qu’on a formés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on reproduit un système qui va droit dans le mur. Il est pourtant incontestable qu’à la lumière des enjeux socio-écologiques actuels, il faut inventer autre chose.

Y a-t-il d’autres pays qui pourraient faire office d’exemple? 

Tous les pays de l’OCDE suivent la même direction en termes d’éducation. A l’exception, peut-être, de la Finlande dont le ministère a testé la mise en place de projets pilotes interdisciplinaires sur certaines thématiques, au secondaire.

Vous critiquez justement l’absence d’interdisciplinarité dans l’enseignement obligatoire vaudois. 

En effet, au secondaire, ce genre de projet est en principe absent. S’il a lieu, il est qualifié d’extrascolaire. Cela veut tout dire.

Certains enseignants se donnent toutefois la peine de sortir les élèves des classes et appliquent aussi les notions d’interdisciplinarité. 

Oui, beaucoup d’enseignants sont dans ce type de démarche. Ce n’est malheureusement pas la norme, car les structures institutionnelles ne les y encouragent pas.

Ces initiatives demandent des moyens. 

En effet. Il s’agit donc de définir les priorités. Veut-on marquer des points à PISA ou souhaite-t-on développer un projet éducatif ambitieux? L’inquiétude face à l’avenir augmente chez tout le monde. Un débat public avec un processus participatif pour déterminer les priorités scolaires  est nécessaire. 

Concrètement, que faudrait-il changer au cursus scolaire traditionnel? 

La clé serait de modifier l’enseignement de l’écriture, de la lecture et des mathématiques. Si on arrive à orienter ces catégories d’apprentissage vers des enjeux socio-écologiques et à les faire dialoguer avec les autres disciplines, un pas important vers l’interdisciplinarité sera déjà exécuté. Il faudrait également ouvrir l’enseignement sur la société plutôt que l’enfermer dans des fiches et dans des classes.

Vous affirmez que l’école n’a pas évolué depuis le XIXe siècle. 

Il y a eu des changements cosmétiques mais le fond n’a pas changé. De manière générale, l’école est indissociable du processus d’industrialisation. Elle est née au début du XIXe pour répondre aux besoins de l’industrie. Elle s’est développée pour augmenter le niveau de qualification des futurs ouvriers. C’est à partir du moment où le patronat a pris la décision de débloquer suffisamment d’argent pour mettre les enfants à l’école que les classes se sont remplies. Avant, même l’Eglise n’y parvenait pas avec autant de succès.

Existe-t-il un modèle pédagogique qui réponde aux nécessités socio-écologiques actuelles? 

Le modèle de Célestin Freinet présente des éléments intéressants. Il propose aux élèves des petits travaux de recherche autour de thématiques qui font sens à leurs yeux. Ils font des expériences, rencontrent des gens et se forgent leur avis avant de rendre compte de leur projet à travers une publication. Les élèves sont ainsi engagés dans un questionnement. Ils mènent une démarche de recherche et n’avalent pas le savoir du professeur.

Vous prônez la transformation de la société et de l’école. Par où faut-il commencer?

Par les deux en même temps. Un écolier doit pouvoir trouver une réponse dans la société une fois sorti de l’école. Les acteurs des structures économiques et politiques doivent se convertir dans cette transition.

Certains commentateurs ont été critiques vis-à-vis des jeunes manifestants les accusant notamment d’incarner la «génération EasyJet» ou d’avoir continuellement le nez dans leur téléphone portable. Cette jeunesse est-elle selon vous légitime dans ses manifestations? 

Absolument. Ces arguments critiques sont absurdes. Appliquer une étiquette commune à tous les jeunes est une erreur. Tout comme accuser l’usage du smartphone d’être la cause de tous les maux, d’ailleurs. C’est tout de même ce qui leur a permis de se mobiliser en quelques clics et messages. Les critiques les accusent d’être les consommateurs les plus extrêmes alors que ces comportements ont été transmis par le reste de la société.

Quelles ont été les réactions à votre travail? 

Je voulais créer un lien avec les politiques, c’est pour cette raison que je les ai interrogés au cours de ma thèse. J’ai ensuite communiqué les résultats au sein de l’exécutif et du législatif. Certains sont restés indifférents, d’autres m’ont félicité ou encore interrogé. Ce qui est intéressant, c’est que depuis le 18 janvier, les appels se multiplient. Alors que pendant les neuf mois précédents, personne ne s’était intéressé à mon travail.

Si vous aviez écrit votre thèse après ces mobilisations étudiantes, aurait-elle été différente? 

Oui. J’aurais été obligé de m’intéresser aux acteurs de cette grève pour le climat. C’est à mon sens la mobilisation la plus intéressante que j’aie vue en Suisse depuis que je m’intéresse à la question environnementale. C’est-à-dire depuis vingt ans.