L’hommage est modeste, mais significatif. Dans quelques jours, une nouvelle gravure de Jean-Baptiste Tavernier trônera dans la salle de musique du château d’Aubonne, dont il fut l'«écuyer baron» à la fin du XVIIe siècle.

Tavernier est l’un des personnages les plus étonnants de l’histoire romande, voire européenne. Marchand français protestant, installé dès 1670 sur la Côte vaudoise, il vendit à Louis XIV un trésor de diamants ramenés de Perse et des Indes.

Durant quarante ans, il sillonna l’Asie du Sud dans des caravanes comptant 300 chameaux. L’image choisie par la commune d’Aubonne pour lui rendre hommage le montre coiffé d’un gros turban, le corps replet, le regard pénétrant. Le marchand, qui a déjà une rue à son nom dans le bourg médiéval, se voit ainsi remémoré de digne manière, explique le municipal Pascal Lincio. Une «petite agape» en présence des autorités devrait accompagner la mise en place de la gravure.

Mais par ce geste symbolique, Aubonne s’apprête-t-elle à rendre hommage au plus grand filou de l’histoire des pierres précieuses? Un livre l’affirme. Et 228 ans après sa mort, le débat sur Tavernier, sa personnalité et ses aventures font toujours rage entre historiens.

Un pavé dans la mare

L’ouvrage qui jette un pavé dans la mare a été publié à compte d’auteur par un Français établi à Bâle, Jean-Baptiste Mayer. Son titre, A l’ombre du diamant, ou les élucubrations d’un diamantaire, dit bien son caractère non-scientifique.

Personnage pittoresque, fumeur invétéré, le cou toujours enveloppé d’un châle, Jean-Baptiste Mayer est lui-même marchand de pierres précieuses. Dans son ouvrage paru l’an dernier, il affirme que Jean-Baptiste Tavernier a volé en Inde un diamant exceptionnel, le Grand Mogol. Ce joyau gros comme un œuf (286 carats, 57 grammes) a mystérieusement disparu après que Tavernier l’a vu, soupesé et décrit dans ses mémoires.

Nous sommes en 1665. Le marchand effectue son sixième et dernier voyage aux Indes. A Delhi, il est reçu par l’empereur moghol Aurangzeb, musulman intransigeant mais amateur d’objets de luxe européens.

Privilège rare, le gardien des joyaux impériaux, Akhel Khan, montre à Tavernier les plus belles pièces de sa collection. Dont «le grand diamant, qui est une rose ronde fort haute d’un côté, écrit le Français dans ses récits. A l’arête d’en bas, il y a un petit cran et une petite glace dedans. L’eau en est belle et il pèse trois cent dix-neuf ratis et demi, qui font deux cent quatre-vingt de nos carats, le ratis étant sept huitième de carat.»

Ensuite, plus rien. Ce diamant qu’on appellera le Grand Mogol disparaît de l’histoire. Plus aucune mention de lui dans les annales. Ce qui amène Jean-Baptiste Mayer à spéculer: et si Tavernier l’avait subtilisé, par la ruse ou la corruption? Et si le vol avait été passé sous silence par les Mogols afin de s’épargner une «colossale humiliation»? Il imagine même le marchand savourant en secret l’éclat bleuté de la pierre dans son château d’Aubonne, réaménagé au goût du Grand siècle français.

Tavernier, toujours selon Mayer, aurait pu la revendre en Russie, où il est mort en 1689. Et où un diamant étrangement semblable, l’Orlov, repose derrière les murs colossaux du Kremlin.

Qu’est devenu le Grand Mogol? A-t-il pu se transmuter en l’Orlov? Ces questions obsèdent les spécialistes des pierres précieuses depuis plus de cent ans. Elles sont peut-être en train de recevoir des réponses concluantes.

Mystères tenaces et légendes

L’histoire des gros diamants est riche de mystères tenaces, de légendes qui fascinent au-delà des siècles. Le Grand Mogol ne fait pas exception. Il viendrait d’un temple du sud de l’Inde, où il servait d’œil à la statue d’une divinité. Pour expliquer sa disparition après la visite de Tavernier, on suppose généralement qu’il a été volé lors d’un raid contre Delhi en 1739. Les envahisseurs perses emportèrent alors l’un des plus gros butins de l’histoire: une demi-tonne de diamants, et le Trône du paon, un palanquin orné d’une myriade de pierres précieuses.

Au XIXe siècle, des spécialistes commencent à noter la ressemblance entre le Grand Mogol décrit par Tavernier et un joyau du trésor impérial russe, l’Orlov. Ce diamant orne le sceptre de l’impératrice Catherine II. Comme le Grand Mogol, il présente une petite fêlure, il a la même forme de rose et il est très gros (189 carats, environ 37 grammes). Lui aussi possède sa légende. Un déserteur français converti à l’hindouisme l’aurait volé dans le temple de Srirangam avant de le vendre à l’armée britannique. Il aurait ensuite transité par Amsterdam avant d’être acheté par la Grande Catherine.

Mais cette histoire est sans doute fausse. Car la piste qui relie le Mogol et l’Orlov est devenue plus nette ces derniers mois. Elle passe par Ispahan et ses marchands arméniens, spécialistes de soies et des diamants.

Anna Malecka est une chercheuse polonaise qui a examiné des archives russes et persanes, dont d’anciens rapports d’espions russes en Iran. L’an dernier, elle a publié un aperçu de ses recherches dans le Journal of Gemmology. Selon elle, le trésor moghol volé par les Perses en 1739 contenait au moins 200 gros diamants. Dans le lot se serait trouvé le Grand Mogol, que le Shah aurait revendu dès 1750 pour financer une campagne militaire.

En 1766, un marchand arménien, Grigori Safras, amène la pierre d’Ispahan à Amsterdam. La chercheuse a retrouvé son testament, daté de 1771: il y donne le poids de la pierre, l’équivalent de 190 carats, presque exactement celui de l’actuel Orlov. CQFD.

Impensable, en revanche, que le diamant ait été volé par Tavernier, estiment plusieurs spécialistes. «Il ne volait pas les pierres: s’il l’avait fait, il n’aurait jamais pu revenir à plusieurs reprises dans les pays d’Asie», note Cécile Lugand, une chercheuse française qui prépare une thèse sur le baron d’Aubonne avec le soutien de l’Ecole Van Cleef & Arpels des arts joailliers.

«Sans une réputation impeccable, Tavernier n’aurait jamais pu faire ce qu’il a fait» – un commerce d’objets précieux à l’échelle intercontinentale –, approuve Scott Sucher, un Américain qui a réalisé des répliques du Grand Mogol et de l’Orlov.

Restent deux problèmes de taille. Dans sa description, Tavernier attribue au Grand Mogol un poids (286 carats) bien supérieur à celui de l’Orlov (189 carats). Et là, les experts divergent. Scott Sucher pense que le Grand Mogol a été retaillé pour devenir l’Orlov. Cécile Lugand estime que Tavernier a pu se tromper sur le poids – après tout, il était marchand, pas diamantaire.

Pour Anna Malecka, l’explication est plus dérangeante. Tavernier connaissait trop bien les diamants pour se tromper sur le poids du Grand Mogol. Il n’aurait, en réalité, jamais tenu l’énorme joyau entre ses mains. Il ne l’aurait même pas vu – pour la bonne raison que la pierre ne se trouvait pas auprès de l’empereur Aurangzeb, mais chez son père Shah Jahan, le bâtisseur du Taj Mahal, avec qui le souverain était en froid.

Dans ses récits, Tavernier se serait donc vanté d’avoir touché le diamant pour exagérer sa propre importance. Et il se serait fondé sur les renseignements de joailliers impériaux pour le décrire. Ce qui résout le second problème: Tavernier a dessiné un Grand Mogol en forme de dôme légèrement pointu, alors que l’Orlov a un sommet curieusement plat. S’il n’a pas vu la pierre de ses yeux, sa restitution était forcément imprécise.

Le baron d’Aubonne était-il un menteur? A l’époque, son secrétaire particulier l’accusa d’avoir partiellement inventé ses récits de voyage. Faux, selon Philippe Nicolet, cinéaste vaudois qui lui a consacré un film: «Son secrétaire, protestant comme lui, a dû renier sa religion à cause des persécutions», ce qui explique qu’il ait accablé son ancien maître.

Le cinéaste dit avoir vérifié, en Inde et en Iran, des détails infimes donnés par Tavernier: le nombre de marches conduisant à une mosquée, la présence d’une porte dérobée au bazar d’Ispahan. «Tout était juste, Tavernier était honnête», conclut-il.

A Aubonne, on est plus circonspect. Moustache broussailleuse et œil malicieux, le municipal Pascal Lincio imagine Tavernier comme «un arriviste avant l’heure», qui a pu enjoliver ses récits. «A beau mentir qui vient de loin», répète Pascal Lincio en citant un adage vaudois. Il est sûr d’une chose: on n’a jamais retrouvé de cache aux diamants dans le château, que Tavernier a réaménagé de fond en comble.

Le plus étonnant, au final, est l’intérêt que suscite le marchand plus de 300 ans après sa mort. «C’est une figure considérable, qui a compris très tôt qu’il valait mieux aller s’approvisionner à la source plutôt que de payer des diamants à prix surévalués en Europe», commente Frédéric Tinguely, professeur à l’Université de Genève et auteur d’ouvrages sur le baron d’Aubonne.

Selon l’universitaire, les récits laissés par des voyageurs comme Tavernier «font l’objet d’un regain d’intérêt très vif depuis vingt ans, et de nombreuses recherches aujourd’hui». Avant tout parce qu’ils furent les découvreurs du monde extra-européen avant qu’il soit mis en coupe réglée, colonisé, occidentalisé. Et qu’ils furent aussi les précurseurs de la mondialisation, à l’époque où elle avait un parfum de magie et l’éclat des pierres précieuses.


Chronologie

1605 Jean-Baptiste Tavernier naît à Paris dans une famille de graveurs venus d’Anvers. Il reçoit une éducation religieuse protestante

1630 Premier voyage en Asie.

1668 Il rapporte à Louis XIV une grande quantité de diamants indiens, dont un gros diamant bleu qui deviendra le diamant Hope, aujourd’hui conservé à Washington.

1670 Annobli, il devient baron d’Aubonne après avoir racheté le château, qu’il transforme de fond en comble (cour, salle de musique, donjon et toit à bulbe oriental). Il s’y installe pour échapper aux persécutions visant les protestants en France

1676 Parution à Paris de ses récits de voyage, Les six voyages de Jean Baptiste Tavernier, écuyer baron d’Aubonne, qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes.

1689 Mort de Tavernier à Moscou, où il repose au cimetière protestant.