Justice
Le Tribunal criminel, chargé de juger le bourreau de la sociothérapeute Adeline, est récusé dans son ensemble pour avoir donné toutes les apparences d’un évident parti pris

La décision était attendue ou redoutée. Dans tous les cas, elle est fracassante. Le Tribunal criminel, chargé de l’affaire Adeline, est récusé dans son ensemble. La Chambre pénale de recours a accepté la requête de Fabrice A., estimant que les «juges ont donné toutes les apparences d’un évident parti pris contre le prévenu» lorsqu’ils ont malmené les experts psychiatres français, discrédité leur travail, et suspendu le procès pour ordonner un troisième rapport. Tous les actes accomplis par cette cour sont annulés et le procès du bourreau de la sociothérapeute devra reprendre de zéro. Un vrai naufrage.
La presse à la rescousse
C’est peu dire, le Tribunal criminel en prend pour son grade dans l’arrêt communiqué ce vendredi aux parties. La décision reproche essentiellement aux juges de s’être laissés influencer par l’atmosphère électrique du procès et par l’attitude très offensive du procureur général Olivier Jornot ainsi que de la partie plaignante à l’égard des psychiatres français qui refusaient de figer un sombre pronostic sur le très long terme et d’ouvrir ainsi la voie à un internement à vie. Une ambiance largement décrite par les médias présents et dont les articles sont cités dans l’arrêt pour remédier à la sécheresse du procès-verbal d’audience.
Notre éditorial : La garantie d'impartialité, même pour Fabrice A.
Aux yeux de la Chambre pénale de recours, le tribunal connaissait déjà toutes les soi-disant irrégularités reprochées aux experts, les spécialistes Pierre Lamothe et Daniel Zagury, et pouvait y remédier bien avant les débats. Et surtout d’une manière beaucoup plus appropriée. En décochant de vives critiques en fin d’audition, les juges ont en réalité suivi et abondé dans le sens de l’accusation qui n’en demandait pourtant pas tant. «Ce manquement à l’impartialité requise» est encore renforcé par le fait que la cour a pris sa décision de suspendre le procès sans avoir donné aux parties l’occasion de s’exprimer.
Précipitation suspecte
Il semble assez évident que les juges ont discrédité une expertise qui semblait plus favorable au prévenu, relève l’arrêt. En cela «le tribunal a donné l’apparence de vouloir écarter un avis qui rendait forcément plus difficile le prononcé d’un éventuel internement à vie». La manière dont tout cela a été décidé, «à brûle-pourpoint», dans un procès aussi lourd d’enjeux, suffit «à faire objectivement douter de l’impartialité des juges pour la suite des débats et pour se forger une conviction».
Le fait que le tribunal ait auparavant insisté auprès de l’autre collège des experts suisses sur le seul point de leur rapport favorable au prévenu, à savoir une légère à très légère diminution de responsabilité, «ajoute encore au malaise et constitue également, replacé dans le contexte général, un élément objectif de partialité».
Au final, tous les arguments avancés par les juges pour dénigrer ce rapport semblent peu pertinents, voire biaisés. La Chambre pénale de recours souligne ainsi que la visite du Dr Zagury au prévenu est «complètement passée sous silence» et qualifie «de spécieux» le reproche fait au Dr Lamothe d’avoir accepté de répondre à un média télévisé lors d’une suspension d’audience.
Repartir de zéro
A l’appui de sa demande de récusation, la défense de Fabrice A., représentée par Mes Yann Arnold et Leonardo Castro, avait requis l’annulation de tous les actes de procédure auxquels le tribunal a procédé. Cette conclusion est aussi admise. Cela implique vraisemblablement que la troisième expertise, qui a été ordonnée malgré l’incertitude qui planait sur la tête de cette cour, tombe dans un néant. Sauf si ce mandat est repêché d’une manière ou d’une autre par les nouveaux magistrats qui hériteront de ce dossier miné.
La juridiction, dont les membres ont été désavoués, s’active désormais pour faire avancer les choses. «Le Tribunal pénal se prononcera ultérieurement sur la planification et l’organisation de la suite de la procédure dirigée contre Fabrice A.», explique Henri Della Casa, le porte-parole du pouvoir judiciaire. De son côté, le procureur général Olivier Jornot se borne «à prendre acte de la décision» et déclare «se tenir prêt pour la reprise des débats». Celle-ci ne pourra se faire avant de longs mois, le temps pour les juges de prendre connaissance du dossier.
Traumatisme prolongé
Le procès du prévenu, accusé d’avoir assassiné la sociothérapeute qui l’accompagnait lors d’une sortie organisée par le centre de la Pâquerette pour préparer sa réinsertion dans la perspective d'une fin de peine, s’était ouvert le 3 octobre dernier à Genève. Au quatrième jour d’audience, le Tribunal criminel, estimant que le rapport des psychiatres français était incomplet, décidait brusquement de suspendre les débats pour ordonner une troisième expertise.
Le résultat de cette agitation irréfléchie est désormais connu. Genève est loin d'en avoir fini avec ce procès et aussi avec les tourments politiques que réserve l'enquête parlementaire à venir sur les éventuels dysfonctionnements institutionnels de cette affaire.