Didier Burkhalter n’aime pas les rituels. Lorsqu’un usage ne le convainc pas, il n’hésite pas à l’ignorer. Après son arrivée au Conseil fédéral, en tout cas les premières années, il a refusé de réaliser sa propre carte de vœux de Nouvel An. A la veille de son élection à la présidence de la Confédération, ce mercredi, il a refusé toutes les demandes des médias alors que ses prédécesseurs avaient toujours accepté de répondre par avance aux interviews «présidentielles» afin que celles-ci puissent être publiées sitôt le résultat de l’élection connu.

C’est ainsi qu’il s’est forgé, depuis son accession au gouvernement en septembre 2009, l’image d’un homme à la communication chiche et parcimonieuse. Sa présence médiatique est réduite, ce qui ne l’empêche pas d’aller volontiers discourir devant des assemblées en tout genre, comme à l’Albisgüetli, où il se rendra une deuxième fois en janvier.

Cette excessive prudence s’explique aussi par son entêtement à vouloir représenter le collège gouvernemental et rien d’autre. Il se raidit lorsqu’il entend parler des «projets de Didier Burkhalter», car ce sont ceux du Conseil fédéral, aime-t-il à souligner. Détestant la personnalisation, il s’efface toujours derrière sa fonction. Lorsqu’il était parlementaire, il était perçu comme un cérébral, un réformateur dans la lignée d’un Gilles Petitpierre, une sorte de penseur solitaire aux inflexions rousseauistes. Alors capable d’audace, il s’était illustré en proposant de rebaptiser les départements avec des noms insolites tels que l’Equilibre, l’Ouverture ou l’Intelligence.

Ce Didier Burkhalter-là s’est fondu dans le collège. La réforme que le gouvernement a entreprise n’a pas le souffle des idées de l’ancien conseiller aux Etats. Au Conseil fédéral, indiquent plusieurs sources, il privilégie ses dossiers et présente peu de co-rapports sur ceux des autres. Il exprime son avis si possible après avoir entendu ses collègues, à la recherche d’une majorité consensuelle.

Le libéral-radical de 53 ans, qui n’a quasiment fait que de la politique durant sa carrière, a toujours eu le consensus chevillé au corps. C’est dans sa nature. Il déteste les conflits. Ce trait de caractère a été renforcé par l’expérience vécue au Conseil communal (exécutif) de la Ville de Neuchâtel, où il a siégé de 1991 à 2005. Lorsqu’il a succédé à Claude Frey en 1991, la droite était encore majoritaire. Puis le rapport de force a basculé aux élections de 1992. Dès ce moment-là, et jusqu’à son départ en 2005, Didier Burkhalter a appris à agir en minoritaire, à rechercher des alliances pour faire passer ses projets.

Au Conseil fédéral, Didier Burkhalter a d’abord repris le Département fédéral de l’intérieur des mains de Pascal Couchepin, dont il est le pair politique mais l’antithèse tempéramentale. Pourtant homme de dossiers, il n’a guère goûté les lourdes réformes de ce ministère. Au DFI, «il fallait beaucoup se battre pour des questions très ardues, sur des articles de loi très techniques», a-t-il confié à L’Hebdo cet été, dans l’une des rarissimes interviews où il a entrouvert la porte de sa forteresse intime.

Il dit n’éprouver «aucun plaisir» à être conseiller fédéral, confirmant ainsi que, après avoir hésité, il avait accepté de se porter candidat en 2009 davantage par dévouement que par envie. Aux Affaires étrangères, on a pourtant le sentiment que le plaisir renaît, même s’il a dû se résoudre à emmener moins souvent son épouse, sur qui il s’appuie volontiers, avec lui.

Il a remis le dossier européen sur le dessus de la pile. Il veut apporter à l’UE une réponse à la question institutionnelle que Bruxelles pose à Berne. Le dossier est difficile. Sa première proposition – une instance de surveillance nationale des accords bilatéraux – a échoué. La deuxième – la vérification des accords par la Cour européenne de justice en cas de litige – est risquée. L’UDC n’en veut pas, et le président du PDC, Christophe Darbellay, l’a prise en grippe car il considère que c’est une soumission à ces fameux «juges étrangers».

Comme, à Bruxelles, on a tendance à penser que la voie bilatérale est désormais sans issue, Didier Burkhalter a choisi d’appliquer une tactique apprise sur les terrains de football qu’il a fréquentés plus jeune: passer par les ailes. Il multiplie les contacts directs avec les ministres européens des Affaires étrangères. Il en a déjà rencontré une vingtaine. Dont une bonne partie en Suisse. Certains, comme Catherine Ashton, Sergueï Lavrov ou la ministre chypriote, sont même venus à Neuchâtel, histoire de discuter avec eux dans un cadre moins formel que les salons du Palais fédéral.

«Les contacts humains influencent à au moins 60% les décisions politiques», a-t-il fait remarquer à L’Hebdo. Lors de ces rencontres, il s’efforce d’isoler son interlocuteur pour un tête-à-tête lors duquel il commence par exposer l’offre suisse avant de laisser l’autre exposer ses attentes. On verra plus tard si «ce travail d’horloger», selon l’expression d’un observateur, aura été payant.

Son bras droit, le secrétaire d’Etat Yves Rossier, il a appris à le connaître lors de son bref passage au DFI. Didier Burkhalter l’a fait venir au DFAE par une procédure de nomination simplifiée qui a été critiquée par la Commission de gestion du Conseil national. Or, si Didier Burkhalter a choisi Yves Rossier, c’est parce que celui-ci avait acquis sa confiance.

Il a pris un risque, car le Fribourgeois est capable d’être assez rude et n’a pas que des amis dans l’administration. Mais la confiance, qui est le carburant de Didier Burkhalter, a été la plus forte. Le Neuchâtelois reste en effet un homme méfiant. Comme parlementaire, il a refusé d’être le relais politique du moindre lobby. Et il a toujours gardé les médias à distance.

En devenant président de la Confédération, il devra cependant lâcher du lest. Après la présidence centripète d’Ueli Maurer, celle de Didier Burkhalter sera inévitablement centrifuge. Le dossier européen va prendre une dimension nouvelle, qui l’obligera à poursuivre ses contacts directs. Il espère recevoir François Hollande en visite d’Etat à Berne et à Neuchâtel, là où Pierre Aubert avait accueilli François Mitterrand en 1983. La rencontre n’est pas encore confirmée. A titre préventif, Didier Burkhalter planifie une seconde visite d’Etat. Le même jour que son élection à la présidence de la Confédération, il s’en ira en Ukraine pour recueillir une deuxième présidence: celle de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), que la Suisse pilotera en 2014.

Comme il l’a répété la semaine dernière lors d’une conférence à l’EPFL, la Suisse pratique l’«ouverture maîtrisée». La maîtrise de l’ouverture, la maîtrise de la communication et, toujours et en toutes circonstances, la maîtrise de soi. Voilà ce que sera le (double) président Burkhalter.

L’USAM rejette la proposition de Didier Burkhalter de recourir à la Cour de justice de l’Union européenne en cas de divergence d’interprétation du droit et des accords bilatéraux. Dans un courrier du 28 novembre, évoqué par la NZZ am Sonntag, le conseiller national Jean-François Rime, président, et Hans-Ulrich Bigler, directeur de la faîtière des entreprises suisses, expriment leurs critiques à l’égard de l’option choisie par le futur président de la Confédération. (LT)

Didier Burkhalter et la Suisse pratiquent l’«ouverture maîtrisée»