Alors, Dieudonné, comment c’est au Théâtre de Marens à Nyon? Orageux? Sulfureux? Perturbant? Insupportable? Agaçant? Rien de tout cela à vrai dire. L’humoriste n’a jamais été aussi attendu que depuis que le Conseil d’Etat a interdit son «Mur» en France. Jamais aussi guetté que depuis qu’il a ravalé son «Mur» en «Asu Zoa» – qui signifie en camerounais «visage de l’éléphant». Alors, quand il débarque du côté du Théâtre Marens, on imagine tout. Des échauffourées entre son public et des membres de la Cicad, qui ont installé une tente jaune à quelques dizaines de mètres de l’entrée de la salle. (Ecouter ici

les propos de Johanne Gurfinkiel, secrétaire général de la Cicad). Ou encore un chœur s’improvisant soudain dans la foule pour entonner le désormais fameux «Shoananas», cette chanson au goût si douteux – reprise d’un succès d’Annie Cordy.

Mais les esprits sont pacifiques lundi soir, du moins à l’extérieur. Les aficionados attendent l’ouverture des portes en rangs serrés. Parmi eux, surprise, une écrasante majorité d’hommes. Pas de crânes rasés, pas de lecteurs d’Alain Soral – qui s’est institué tête pensante de l’extrême droite française. Mais des bonnets en laine et des capuches. La moyenne d’âge oscille entre 25 et 30 ans. On parle de tout et de rien. Seule incongruité: les caméras et les micros qui virevoltent à l’affût d’une phrase bien sentie sur le maître de cérémonie (Ecouter ici

l’ambiance qui régnait peu avant le début du spectacle et les tentatives de dialogue amorcées par la Cicad). La repartie, la formule qui claque, il faudra la chercher dans la salle. Il est 20h10 et une voix de cathédrale implore les ouailles d’éteindre les portables. Puis l’idole de la soirée apparaît, complet gris sur chemise blanche, dans une furie d’applaudissements et de cris.

«Il s’en est passé des choses depuis la dernière fois», lance-t-il, en ouverture. Une certitude, il tient la forme, fidèle à son personnage, tribun et imprécateur. Son «Mur», il l’a rafistolé à l’évidence. La scène en porte les vestiges: une caisse en bois à main gauche lui servira de bureau; au centre, un mur en ruines affiche le visage de Dieudonné barré; à main droite, une chaire paraît attendre les foudres de l’orateur. Voyez-le. Il joue un vétéran africain, rescapé de la Seconde Guerre mondiale, privé de pension comme de reconnaissance. Et dans ce registre-là, qui mêle le comique et le réquisitoire, la farce et la douleur, il est excellent. La suite a ses hauts et ses bas.

Le public exulte quand il se fend d’une double quenelle: et une pour la reine d’Angleterre qui vient de l’interdire de séjour sur sol britannique; et une pour la Cicad qui le tarabuste à l’extérieur. Dieudonné règle ses comptes: c’est le moteur du spectacle, sa limite aussi. Pour la énième fois, il contrefait Alain Jakubowicz, président de la Licra (Ligue antiraciste en France), convoquant Manuel Valls, ministre de l’Intérieur qu’il décrit rampant sur le tapis. Pour la énième fois, il éreinte son ex-partenaire Elie Semoun, décrit comme un tocard de l’humour. Pour la énième fois, il cible le journaliste de radio Patrick Cohen. Dieudonné parle d’en bas, c’est ce qu’il revendique du moins et cette posture-là – celle de la revanche du pauvre – a longtemps fait sa force. Mais ses obsessions limitent le spectre de sa critique. Pis, elles gâchent son punch comique. Dieudonné surprend peu, le pis qui puisse arriver à un artiste.

(Enregistrements réalisés par Olivier Francey)