Max Petitpierre, le père de la politique de «neutralité active», a désormais sa biographie. Une biographie exclusivement politique, qui a pris la forme d’une thèse d’histoire soutenue à l’Université de Zurich par Daniel Trachsler, par ailleurs collaborateur du Centre de politique de sécurité de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich *. En allemand. Car si plusieurs historiens romands ont mené de nombreuses recherches sur un aspect ou l’autre de la politique étrangère de la Suisse durant «l’ère Petitpierre», aucune biographie – genre contesté chez les historiographes – n’avait été consacrée jusqu’ici au conseiller fédéral radical neuchâtelois.

Max Petitpierre a dominé et profondément marqué la politique étrangère de la Suisse durant les seize années qu’il a passées à la tête du Département politique fédéral, du 1er février 1945 au 30 juin 1961. Longtemps, son héritage est demeuré indiscuté. Il était l’homme qui avait réussi, au lendemain de la guerre, à éviter que la Suisse soit mise au ban des nations par les Alliés mal disposés à l’égard de la neutralité suisse, puis à sauvegarder celle-ci, à lui donner un sens dans le monde de la Guerre froide en l’attachant indissolublement à une autre dimension, celle de la solidarité.

Avec des réussites incontestables: l’établissement de relations diplomatiques avec l’URSS en 1946; la reconnaissance de la Chine communiste dès 1950; les deux conférences internationales de Genève, celle de 1954 qui met un terme à la guerre d’Indochine et celle de 55 entre les quatre «grands», les contacts secrets entre le FLN et le gouvernement français sur territoire suisse, prélude à la fin de la guerre d’Algérie; l’aide au développement – la DDC, qui fête tout juste ses 50 ans d’existence, a été officiellement créée juste avant le retrait de Max Petitpierre, en mars 1961.

«Neutralité» et «solidarité», cette politique à double face, comme la qualifiait Max Petitpierre lui-même, ce mélange de passivité et d’initiatives, de présence et d’abstention, aura résumé la politique extérieure de la Suisse jusqu’à la fin de la Guerre froide et bien au-delà, puisqu’elle conserve aujourd’hui encore une grande part de sa validité.

Mais dans les années 1990, plusieurs recherches historiques ont interrogé cet héritage de manière plus critique. Max Petitpierre s’est alors vu reprocher d’avoir contribué à sanctifier la neutralité et, par là, à cimenter dans les esprits la conviction que la Suisse devait se tenir résolument à l’écart des institutions européennes et de l’ONU.

Le temps était mûr, probablement, pour une synthèse. L’ouvrage de Daniel Trachsler n’est pas exempt de réserves à l’égard de celui qui s’était acquis, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières, la réputation d’un grand homme d’Etat. Mais sur de nombreux points, l’auteur donne à voir un Max Petitpierre d’une exceptionnelle lucidité sur les limites de la neutralité et infiniment plus soucieux d’ouverture et de solidarité que ses collègues du gouvernement et que les milieux économiques.

Persuadé que le destin de la Suisse ne pouvait être de se replier sur elle-même, Max Petitpierre aura régulièrement cherché à réévaluer sa propre politique, à questionner ses choix. Avant le vote de 1986 sur l’entrée de la Suisse à l’ONU, rappelle Daniel Trachsler, il prit publiquement parti pour l’adhésion. ­L’organisation était devenue pratiquement universelle, jugeait alors, à près de 87 ans, celui qui avait pourtant conclu, durant son mandat, que la Confédération devait s’abstenir.

La question s’était posée une première fois lors de la création de l’ONU, juste après la guerre. A défaut de pouvoir obtenir une réserve expresse de sa neutralité, la Suisse renonça à déposer sa candidature. Vers la fin de son mandat, le chef de la diplomatie suisse voulut poser une nouvelle fois la question au Conseil fédéral. La réponse fut que la doctrine de la neutralité que Max Petitpierre lui-même avait élaborée et défendue rendait une adhésion impossible.

Aussi le Neuchâtelois se trouva-t-il corseté, écrit Daniel Trachsler, par sa propre doctrine. L’épisode est parlant. Car il montre le décalage entre ce que pensait profondément Max Petitpierre, ce que le Conseil fédéral était d’accord d’endosser, et ce que le public pouvait en retenir. Très soucieux de ne laisser transparaître aucun de ses doutes, le chef de la diplomatie veillait de près à ce que dans la presse ou le débat public, la neutralité ne soit pas remise en cause. C’est une des critiques qu’émet Daniel Trachsler à l’encontre du conseiller fédéral. Celui-ci a probablement sous-estimé la force des convictions et du tabou qu’il contribuait à ancrer dans la conscience populaire.

En réalité, au sein du Conseil fédéral, Max Petitpierre dut très souvent batailler pour imposer ses vues à un gouvernement où des voix fortes et influentes, comme celle d’un Markus Feldmann, n’envisageaient qu’à grand-peine que la neutralité pût être autre chose qu’intégrale. Au contraire, la neutralité selon Max Petitpierre ne se concevait qu’active, accompagnée d’une politique susceptible de convaincre les partenaires de la Suisse que sa neutralité était utile au monde, ce qui, dans l’immédiat après-guerre, était loin d’aller de soi.

Max Petitpierre eut aussi comme adversaire redoutable la Division du commerce, rattachée au Département de l’économie publique et chargée de la négociation des accords commerciaux. Tant que le conseiller fédéral vaudois Rodolphe Rubattel dirigeait l’économie publique, Max Petitpierre put compter sur son soutien, il n’y eut pas de contradiction fondamentale entre la politique étrangère et la politique économique extérieure de la Confédération.

Mais cette belle entente n’allait pas survivre à l’arrivée, en 1955, du PDC saint-gallois Thomas Holen­stein au Département de l’économie. Le futur conseiller fédéral Hans Schaffner avait pris, l’année précédente, la direction de la Division du commerce, et l’harmonie entre la politique commerciale extérieure de la Suisse et les vues du ministre des Affaires étrangères était le dernier de ses soucis. La Division du commerce allait, à plusieurs reprises, saper l’approche de Max Petitpierre sur divers dossiers.

C’est ainsi que Hans Schaffner a consciemment marginalisé le Département politique fédéral et son chef sur la question de la grande zone de libre-échange entre les six membres fondateurs de la Communauté économique européenne et les autres pays européens, dont la Suisse. Très offensive, la Division du commerce s’allia avec les représentants britanniques, en court-circuitant Petitpierre, pour faire capoter le projet. Le Neuchâtelois, qui avait des vues beaucoup plus nuancées de la question et qui ne pensait pas que l’intérêt de la Suisse était de faire échouer les négociations, fut consterné par l’épisode et protesta vivement.

Néanmoins, note Daniel Trachsler, Max Petitpierre porte une part de responsabilité dans la marginalisation à laquelle il s’est vu condamner sur ce dossier. Car il a fait preuve, juge l’auteur, d’une certaine passivité sur la question européenne – un paradoxe pour un ministre qui était après tout le beau-frère de l’écrivain Denis de Rougemont, dont il avait épousé la sœur.

Max Petitpierre n’a pas pensé qu’une entrée de la Suisse dans la Communauté économique européenne, instituée par le Traité de Rome de 1957, entrait en ligne de compte. Il était ouvert à toute forme de coopération intergouvernementale et avait amené la Suisse à devenir membre fondateur de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), issue du plan Marshall en 1948 et ancêtre de l’actuelle OCDE. Mais la doctrine de la neutralité qu’il avait soigneusement mise au point interdisait à ses yeux à la Suisse de participer à une organisation fondée sur le principe de la supranationalité et de la délégation de souveraineté.

Il avait toutefois à l’égard de l’intégration économique et politique du continent une attitude qui différait de celle de beaucoup de décideurs à l’époque. Le Vorort aurait ainsi vu d’un bon œil que la Confédération cherchât à empêcher le processus par tous les moyens, en raison des désavantages économiques qui pouvaient en découler pour la Suisse. En 1963, deux ans après son retrait, Max Petitpierre constatait: «On s’est montré, tant à la division du commerce qu’au ­Vorort, non seulement sceptique, mais inutilement et maladroitement agressif à l’égard du Marché commun.»

Entravé par l’activisme de la Division du commerce et son hostilité profonde à toute intégration économique du continent pour des raisons strictement commerciales, Max Petitpierre se trouvait aussi limité par sa propre doctrine de la neutralité, élaborée durant les premières années de son mandat et qui, sauf à en rompre la cohérence, lui commandait de se tenir à distance et du Conseil de l’Europe et du Marché commun.

Il aurait fallu assouplir cette doctrine, mise en forme par les juristes de son département, mais Max ­Petitpierre devra vite constater, quand il tenta de faire réexaminer la question de l’adhésion à l’ONU, que le Conseil fédéral n’y était pas disposé. Sans parler des Chambres, ni des citoyens eux-mêmes. A partir de là, soit à compter des années 1957-58, note l’auteur, la politique européenne de la Suisse se fera largement sans le ministre des Affaires étrangères.

A la même époque, le 5 septembre 1958, Max Petitpierre exprime devant la conférence des ambassadeurs des interrogations qui, lues aujourd’hui, prennent une valeur prophétique: «Est-ce que nous ne nous tenons pas trop à l’écart des grands problèmes qui conditionnent notre avenir comme celui des autres pays européens? Est-ce que notre répugnance à participer à la solution de ces problèmes, quand ils ne touchent pas à nos intérêts immédiats, est-ce que l’espèce de somnolence politique dans laquelle nous vivons ne risque pas à la longue d’être pernicieuses pour un peuple comme le nôtre, dont l’absence d’épreuves et la prospérité ont tendance à détourner l’attention des problèmes qui ne le touchent pas directement?»

Notre somnolence politique: il fallait quand même oser…

* Daniel Trachsler, «Bundesrat Max Petitpierre: Schweizerische Aussenpolitik im Kalten Krieg 1945 – 1961». Zurich, NZZ Libro, 2011. 453 p.

A défaut de pouvoir obtenir une réserve de sa neutralité, la Suisse renonça à déposer sa candidature à l’ONU

Il a fait preuve, juge l’auteur, d’une certaine passivité sur la question européenne