«La vie a changé», constate Sylvie Morin, qui tient le bar-restaurant de Versailleux (Ain, 250 habitants), première commune d'Europe où le H5N1 a contaminé un élevage de volailles (10000 dindes abattues). La France entière connaît Sylvie Morin. Les télés ont multiplié les directs chez elle le week-end dernier. Sa gargote est devenue la cantine des reporters. Ce qui, d'une certaine façon, a compensé le manque à gagner puisque Versailleux est depuis huit jours cité interdite. Ne peuvent entrer que les résidents, les autorités, les gendarmes et les journalistes.
Ce que peine à dire Sylvie Morin, par pudeur ou par discrétion, c'est cette heureuse surprise, l'autre jour, sur les coups de midi: des gens de la commune sont venus manger chez elle et ont commandé le fameux poulet à la crème, spécialité de la région. Elan de solidarité et pied de nez aux rumeurs infondées qui laissent entendre que, même cuite, une volaille peut être contagieuse. Sylvie sourit: «Ce fut un beau banquet qui nous a un peu réconfortés».
Les nouvelles habitudes
Car pour le reste, tout est triste. Les mille étangs de la Dombes sont interdits d'accès ainsi que leur approche à cent mètres à cause d'une augmentation spectaculaire de la mortalité qui touche canards et cygnes. Les ULM eux-mêmes ne sont plus admis pour ne pas effrayer les oiseaux et risquer de les éparpiller.
Routes sinueuses, toujours bordées d'eau, somptueuses mais désertes, silencieuses, qu'animent parfois l'envol d'une aigrette ou le ronronnement d'un hélicoptère de la gendarmerie.
Les forces de sécurité sont omniprésentes, dressant des barrages sur les départementales autour de Versailleux, flanquées d'hommes en combinaisons blanches, masques, larges lunettes, bottes, le plus souvent muets.
Ceux-là aspergent au TH3 les pneus des automobiles et gèrent les rotoluves, deux mots désormais en vogue dans le coin, dont le premier venu est capable de fournir une définition à peu près exacte: «Le TH3, c'est du formol, le rotoluve, c'est un gros bac avec de la paille et de l'antivirus, la voiture vient rouler dedans et elle est désinfectée.» Habitude déjà, espèce de routine.
La Dombes des oiseaux nicheurs, des colverts, des faucons, des hérons cendrés, la Dombes des migrateurs, des coucous, des balbuzards, des cigognes noires, vit confinée avec cette grippe qui rôde, sournoise, à l'affût du moindre faux pas, de l'erreur humaine.
La cocotte-minute
L'agriculteur Gilbert Falconnet, maire adjoint de Versailleux, raconte: «Chez les Clair, ceux qui ont perdu leurs 10000 dindes, on a ouvert la cocotte-minute. Un élevage comme ça, c'est une cocotte-minute.» Il se fait plus précis, explique: «Deux jours avant le premier canard trouvé mort de la grippe à Joyeux, à 800 mètres à vol d'oiseau de chez eux, il y a eu de la diarrhée chez leurs dindes, ils ont ouvert pour mettre de la paille et améliorer la litière et c'est le tracteur qui a poussé la paille, la grippe est entrée à ce moment-là.»
Scénario plausible, ont confirmé les vétérinaires. Et presque rassurant. «Si on fait attention, il n'y aura pas d'autre cas», soutient Gilbert.
Mais les mauvaises nouvelles s'accumulent: neuf autres cygnes porteurs du virus ont été découverts hier, tout près de là, ce qui porte à 25 le nombre de cygnes contaminés. La délimitation de la zone de surveillance qui couvrait 170 communes a été vite élargie à 300.
Le chiffre du boycott: 43
«Ce virus agit comme une gangrène», remarque quelqu'un. La préfecture de l'Ain vient de rappeler que le code rural interdit de «laisser divaguer les animaux». Cette mise au point qui intervient après l'annonce de la découverte d'un chat contaminé par la grippe aviaire en Allemagne a ravivé des craintes, même si la préfecture a pris soin de préciser que l'infection au virus H5N1 est très faiblement pathogène vis-à-vis des mammifères.
«Se méfier maintenant des chats?», se demande Versailleux. Des chiffres aussi sapent le moral: 43, le nombre de pays qui boycottent désormais les volailles françaises. Dans la région du succulent poulet de l'Ain et du non moins fameux poulet de Bresse, ce rejet est synonyme de catastrophe. Les enseignes de la grande distribution font déjà état d'une baisse des ventes (de l'ordre de moins 25% à 30% par rapport à la même semaine en 2005).
Les inconnues de la dinde
Gérard Gichon, jeune propriétaire d'une solide cour de ferme juchée à quelques mètres de la «ligne de démarcation», est fataliste. «On verra bien», lâche-t-il. Voir quoi? «Ce que les partenaires proposeront comme prix.»
Dans trois mois, les 4000 dindonneaux qu'il élève dans ses entrepôts seront de robustes dindes. Direction: les abattoirs. Mais que vaudront-elles alors? Il l'ignore. «40 à 50% de moins qu'hier», estime-t-il.
En attendant, il les dorlote, ces petites dindes. Les couve. Personne n'entre. Sas d'entrée, bottes, blouse, pédiluve (bac antiseptique). Et pas de paille mais des copeaux de bois. Le livreur de granulés vient la nuit et désinfecte les roues du camion avant de l'adosser à l'entrepôt. Ses tracteurs passent souvent au Kärcher. Consignes de la préfecture.
La vaccination des perruches
La région n'est pas sinistrée mais avec cette grippe aviaire engluée dans ses marais, qu'achemineront le printemps et les autres beaux jours? Peu de touristes, sans doute. Le parc ornithologique de Villars-les-Dombes, qui accueille l'une des plus belles collections d'oiseaux en Europe et fait jusqu'à 250000 entrées par an, a fermé ses portes. Elles devaient ouvrir le 18 février, soit le lendemain du jour où a été découvert le canard de Joyeux. Le parc a déjà perdu 20000 visiteurs et une partie du personnel est au chômage.
Bonne nouvelle pourtant: une autorisation de vacciner, émanant du Ministère de l'agriculture est parvenue au parc samedi dernier. Les vaccins produits en Hollande sont arrivés mercredi. «Ils ont déjà fait leur preuve à Singapour», révèle le docteur Eric Bureau.
Course contre la montre
«Les canards, c'est facile, poursuit-il, mais les perruches qui ne sont pas plus grosses que le poing, c'est du sport.» Les vétérinaires ont 96 heures, selon le protocole, pour vacciner 2000 oiseaux. Une course contre la montre.
«Une deuxième série d'injections est prévue dans six semaines, on laisse passer une période d'incubation de trois semaines qui permet aux oiseaux de fabriquer des anticorps et puis on les relâche», explique Emmanuel Visentin, le directeur. Il y a urgence: à cause du confinement, on déplore la mort de huit manchots et d'un flamand de Cuba, espèce «exceptionnelle car rare».
En mai, si tout va bien, le parc «aux oiseaux sans frontière» devrait rouvrir. Ce serait là, pour La Dombes, comme une victoire emportée contre le H5N1.