Doris Leuthard: Je m’en souviens très bien. C’était dans la soirée du 11 mars. Ma première réaction a été de dire: cela se passe très loin de chez nous, au Japon, dans un pays qui fait face avec sérieux et professionnalisme à des événements de ce genre. Je n’ai pas réalisé tout de suite qu’il s’agissait d’une catastrophe majeure.
A quel moment en avez-vous pris conscience?
Le lendemain. J’ai réuni les directeurs de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) et de l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN). Ce dernier était en contact avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à Vienne. Nous avons alors compris que c’était vraiment grave et que nous devions nous préparer à réagir.
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Quelle a été la première mesure prise en Suisse?
Nous avons prononcé un moratoire sur les projets nucléaires le 14 mars. C’était une décision qu’il fallait prendre rapidement car, à l’époque, nous avions l’intention de remplacer les trois plus anciennes centrales par une installation moderne de nouvelle génération. Nous devions procéder à une nouvelle analyse des risques et voir si nous pouvions maintenir l’option nucléaire dans notre politique énergétique. Nous avons informé les propriétaires des centrales suisses, qui avaient déposé des demandes pour construire cette installation de nouvelle génération. C’était un moment difficile, car notre décision risquait de leur causer un préjudice important. Et, comme Argovienne, ma position n’était pas facile. J’avoue que je n’ai pas très bien dormi pendant deux nuits.
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Le Conseil fédéral a ensuite pris la décision de sortir du nucléaire le 25 mai. Comment cette décision a-t-elle mûri?
L’OFEN a révisé les perspectives énergétiques 2050 à la lumière de la catastrophe de Fukushima. Il a fait un travail considérable pour évaluer les possibilités de remplacer l’énergie atomique par des ressources renouvelables. J’ai donné mandat à l’EPF de Zurich de présenter une seconde opinion sur cette question. Ces chercheurs indépendants ont confirmé qu’il était techniquement possible de remplacer le nucléaire d’ici à 2050, en précisant toutefois que cela aurait un coût. J’ai présenté ces deux avis au Conseil fédéral. Mes trois collègues femmes m’ont appuyée. Les sondages plaidaient d’ailleurs en faveur de l’abandon progressif du nucléaire.
Pensez-vous que cette décision aurait été possible sans une majorité de femmes au Conseil fédéral en 2011?
J’aurais eu de la peine à obtenir une majorité si la droite n’avait été représentée au Conseil fédéral que par des hommes [en 2011, Eveline Widmer-Schlumpf, exclue de l’UDC, siégeait sous la bannière du PBD, ndlr]. Ce qui compliquait aussi la situation, c’est que l’on commençait à se préoccuper du climat. Or, l’énergie nucléaire ne produit pas de CO2. Il fallait à tout prix éviter que l’électricité produite par les centrales suisses ne soit remplacée par des ressources polluantes, par exemple du gaz. Il était donc indispensable de mettre au point une stratégie permettant de développer les ressources renouvelables et d’éviter de devoir recourir au gaz.
C’est une autre femme, Suzanne Thoma, qui a concrétisé la sortie du nucléaire. Comme CEO de BKW, elle a fermé Mühleberg à fin 2019. Les femmes sont-elles plus sensibles que les hommes aux risques nucléaires?
Je pense que les femmes sont en général plus sensibles à l’environnement et aux risques auxquels la population est exposée. Lorsque la sécurité est en jeu, elles sont prêtes à examiner de nouvelles solutions, quitte à payer un peu plus cher. Elles ont été plus rapidement convaincues que nous pouvions opter pour un nouveau mix énergétique.
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Mühleberg est hors circuit, mais pas les autres centrales, en particulier Beznau, qui est la plus vieille en activité du monde. Quand pensez-vous qu’elles seront mises à l’arrêt?
La politique ne doit pas se mêler des questions techniques. L’IFSN et l’OFEN surveillent de près la sécurité des installations nucléaires et publient régulièrement des rapports à ce sujet. De leur côté, les exploitants versent des sommes de plus en plus élevées dans les fonds de désaffectation des centrales et d’élimination des déchets. Rassurez-vous, ils savent calculer. Lorsque, comme BKW l’a fait avec Mühleberg, ils constateront que cela leur coûte trop cher de continuer de faire tourner leurs installations, ils les arrêteront. Mais j’insiste: c’est à eux de prendre une telle décision.
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La nouvelle politique énergétique et climatique que vous avez mise en route est-elle compromise par la crise du coronavirus?
C’est difficile à dire. Nous avons devant nous quelques années de ralentissement économique. Cela risque en effet de limiter les possibilités d’investissement dans les nouvelles ressources énergétiques. Mais c’est peut-être aussi l’occasion de réfléchir à de nouveaux modèles économiques, plus conformes aux exigences environnementales. L’essor des voitures électriques montre que la crise peut favoriser certains changements. Les entreprises auprès desquelles j’exerce des mandats aujourd’hui misent toutes sur le développement durable.
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