Les randonneurs ne sont pas les seuls à pointer le nez vers le ciel. Le livreur de saucisses, le président de la commune, des membres de la fanfare scrutent eux aussi les nuages menaçants, en ce milieu d'après-midi. Pour pronostiquer le nombre de curieux qui viendront écouter Doris Leuthard. Mais aussi parce qu'ils voudraient tant qu'en ce 1er Août, «Madame la conseillère fédérale» voie le village «sous son meilleur jour», comme le dit l'un d'eux.

Que n'a-t-on pas écrit sur l'effet Leuthard, y compris pour nier son existence? Pourtant, il se fait manifestement ressentir jusqu'à Eischoll, petit village haut-valaisan de 520 âmes perché au-dessus de Rarogne que les visiteurs non motorisés ne peuvent relier qu'en téléphérique. Un nid où l'on se bat contre l'exode des habitants comme des touristes qui, l'hiver, font doubler la population. Un minuscule point sur la carte, où, à l'école, un grand panneau détaille les différentes pièces d'une machine à coudre; Bernina, bien entendu. Une commune où il n'existe que le PDC et son petit frère ennemi chrétien-social. Un village de montagne où l'on cultive un sens de l'humour plutôt franc du collier: «Madame Leuthard nous avait dit l'an dernier qu'elle souhaiterait venir à Eischoll, a lancé son président de commune Hermann Brunner dans son allocution, mardi soir. Nous lui avons répondu que pour cela, il fallait qu'elle devienne conseillère fédérale!»

En réalité, le village ne croyait plus à sa venue, dès le moment où l'Argovienne a accédé au gouvernement. Elle qui était déjà venue skier sur les pentes dominant Eischoll avait en effet répondu à l'invitation de la commune alors que Joseph Deiss n'avait pas encore démissionné. Mardi, avant même qu'elle ait fait son apparition, tout le monde était déjà sous le charme. L'une ou l'autre référence locale dans son discours, délivré devant plusieurs centaines de personnes - une assistance record selon les villageois -, fera le reste. D'un point de vue politique, pourtant, il faut surtout retenir la prudence de Sioux dont a fait preuve Doris Leuthard. A peine une vague allusion à la neutralité, par exemple, thème qui était pourtant développé par plusieurs de ses pairs. «Je n'ai pas assisté à la séance du gouvernement sur le sujet, justifiera l'Argovienne interrogée par Le Temps. Et pour moi, l'anniversaire de la Suisse n'est pas le bon jour pour lancer des pavés dans la mare. Enfin, il y a des choses plus importantes pour le pays que la neutralité.»

Dont acte. Celle qui a repris lundi déjà, des mains de Joseph Deiss, les clés de son département, a revêtu le bleu de travail de ministre de l'Economie. Si, d'après elle, «ce qui est en jeu, en Suisse, ne se résume pas seulement à une question d'argent», la solution aux problèmes n'en serait pas moins: croissance, croissance, croissance! Tout en soulignant le travail fourni par les agriculteurs et le mérite qui leur revient, elle a insisté sur la nécessité de la mue du secteur, en vue d'un possible accord de libre-échange avec l'UE. Et d'enchaîner sur la nouvelle politique régionale, en avertissant les régions périphériques qu'elles ne doivent pas se contenter d'attendre les subventions qui viennent de Berne. Enfin, elle a également critiqué indirectement ses collègues au gouvernement, qui n'ont récemment assuré que le service minimum en matière de hausse des crédits pour la formation et la recherche.

Essai de lyrisme

Doris Leuthard n'a pas non plus oublié la chasuble du PDC. Et s'est clairement positionnée derrière son parti, en campagne pour le durcissement des lois sur l'asile et les étrangers et contre l'initiative COSA qui veut accorder les bénéfices de la Banque nationale à l'AVS. Néanmoins, s'il est une tenue qu'elle n'a pas enfilée, mardi soir, il s'agit bien du costume de la femme d'Etat. Elle s'est certes essayée au lyrisme, en lançant par exemple un appel à ses concitoyens: «Faites vôtres les changements d'aujourd'hui et utilisez-les au profit des enfants de demain.» Mais les mauvaises langues prétendent que cela procure à peu près le même effet que sa robe de soirée, d'un classicisme frisant l'austérité démodée, qu'elle arbore sur la photo officielle du Conseil fédéral. Les habitants d'Eischoll n'en ont cure. Le simple fait que Doris Leuthard ait pris ses fonctions chez eux fait d'elle une conseillère fédérale qui, ils en sont persuadés, modifiera le cours de l'histoire.