Dans la douleur des

Hans Wolff, chef du Service de médecine pénitentiaire genevois, entre également au Comité européen pour la prévention de la torture. Portrait d’un passionné

C’est la suite logique de son engagement pour les droits humains et surtout pour ceux des personnes particulièrement vulnérables que sont les détenus. Depuis le 1er janvier dernier, Hans Wolff, chef du ­Service de médecine pénitentiaire genevois, est également devenu le ­représentant de la Suisse au sein du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), dont les membres sillonnent les lieux d’en­fermement pour traquer les mauvais traitements. Il avait déposé sa can­didature sans trop y croire. La place venait d’être libérée par Jean-Pierre Restellini, un autre Genevois, et une septantaine de concurrents étaient annoncés. Sur les six personnes retenues pour une audition et les trois qui ont terminé la course, les parlementaires fédéraux membres de la délégation auprès du Conseil de ­l’Europe ont finalement été convaincus par ce docteur polyglotte et passionné.

Son goût des gens et des voyages remonte à l’enfance. A l’âge de 5 ans, Hans Wolff quitte son Allemagne ­natale pour Istanbul, où son père enseigne sept années durant les mathématiques et la physique à des écoliers. De retour au pays, il termine sa scolarité et songe à devenir l’avocat toujours efficace qu’il admirait, petit, dans une série télévisée. Il se ravise après avoir assisté à une audience et écouté un cours, tous deux choisis un peu au hasard. «J’ai trouvé l’analyse des textes juridiques trop ennuyeuse. C’était du droit du bail.» La médecine s’impose alors à lui avec la perspective de soigner, d’être proche des gens et de voir d’autres horizons.

De sa vie d’étudiant à l’Université de Marbourg (en Hesse), il garde un souvenir lumineux. Mais son arrivée à Genève pour un stage marque un tournant. «J’ai découvert un univers beaucoup moins hiérarchisé. En Allemagne, les professeurs portaient des blouses blanches, certains avec des boutons argentés, et ils étaient considérés comme des demi-dieux.» Il décide donc de rester dans la Cité de Calvin et postule, en 1991, à la Policlinique de médecine, alors dirigée par le professeur Hans Stalder. Ce pionnier dans les soins aux patients les plus défavorisés et fondateur du futur Département de médecine communautaire deviendra son patron et surtout son mentor. «Il m’a fait découvrir toute la médecine sociale et m’a proposé de diriger une unité mobile de soins destinée aux personnes sans domicile fixe et aux sans-papiers», se rappelle Hans Wolff.

La santé des migrants, les inégalités sociales et leurs effets sur la renonciation aux soins, les droits de l’homme sont autant de sujets qui lui tiennent à cœur. C’est ainsi qu’il accepte assez vite un autre défi que Jean-Michel Gaspoz, son nouveau patron, lui lance: diriger la médecine pénitentiaire genevoise, qui se cherche un nouveau responsable après un long flottement et une restructuration qui place désormais soins ­psychiatriques et somatiques sous des responsabilités différentes. Entré en fonction à ce poste sensible le 1er avril 2007, Hans Wolff va connaître des débuts difficiles. Il doit fédérer une équipe pas forcément acquise à son autorité et hérite d’un brûlot: le rapport très critique des experts mandatés par le Grand Conseil, qui trouvent le service médical surchargé de Champ-Dollon peu attentif aux allégations de brutalités policières ainsi qu’aux lésions traumatiques présentées par les détenus à leur arrivée.

En parallèle, la plongée dans l’univers carcéral lui fait découvrir l’importance de l’héritage légué par le professeur Jacques Bernheim. Ce visionnaire a créé, à Genève, le premier service médical indépendant des autorités judiciaires et pénitentiaires du monde. Il a contribué à l’élaboration des principes fondamentaux qui veulent que les détenus bénéficient des mêmes soins qu’un patient libre, que la confidentialité leur soit assurée, que la prévention et l’intervention humanitaire se fassent aussi en prison et que l’indépendance et la compétence des professionnels œuvrant derrière les barreaux soient garanties. «Il faut éviter une sous-médecine comme cela se pratique aux Etats-Unis où, par exemple, ceux qui ont perdu le droit de pratiquer peuvent encore exercer en prison.»

Hans Wolff est un fervent partisan de tous ces principes qui sont encore peu appliqués ailleurs, même si une tendance favorable se dessine. L’indépendance et le secret médical – souvent malmenés après un drame comme celui de La Pâquerette – lui semblent essentiels pour clarifier les rôles et éviter de créer encore davantage de problèmes de sécurité. Intransigeant sur les questions de déontologie, celui qui siège depuis 2012 à la Commission centrale d’éthique de l’Académie suisse des sciences médicales refuse ainsi, en 2010, d’alimenter de force Bernard Rappaz, hospitalisé à l’unité cellulaire de Genève, malgré l’ordre des juges cantonaux valaisans.

Le chanvrier ayant cessé son jeûne entre-temps, le recours du médecin contre cette injonction n’est finalement pas examiné par le Tribunal fédéral. Même s’il n’est pas certain que l’obstination de Hans Wolff aurait emporté la conviction des juges (celle de Bernard Rappaz ayant été désavouée jusqu’à Strasbourg), l’affaire a certainement fait évoluer les législations cantonales et, même en Valais, dans le sens voulu par les directives éthiques des médecins, soit celui de respecter la volonté d’un détenu, capable de discernement, qui ne veut plus se nourrir.

«Ce cas a permis de faire sortir de l’ombre la médecine pénitentiaire et de parler du droit des patients en prison.» Hans Wolff a d’ailleurs été invité récemment à une conférence à Washington qui traitait de la nutrition forcée des détenus de Guantanamo, pour expliquer comment il avait pu résister à un ordre de justice. En moyenne, il est confronté à une quinzaine de grèves de la faim par année, mais celles-ci ne sont de loin pas aussi médiatisées, ni aussi jusqu’au-boutistes. Pour le médecin, ces situations sont toujours difficiles. «Il faut être très présent et parvenir à établir une relation de confiance sans être instrumentalisé.»

La médecine pénitentiaire, souvent négligée par le reste de la profession, est, pour Hans Wolff, un vrai choix. «J’ai l’opportunité de faire un travail en phase avec mes valeurs.» Même si ce travail, en raison de la surpopulation massive et croissante de Champ-Dollon, est de plus en plus difficile à mener dans des con­ditions acceptables. Conscient des qualités du modèle genevois mais aussi de la fragilité de tels acquis, Hans Wolff mise sur la reconnaissance internationale pour renforcer sa position. En 2011 et 2012, son service remporte quatre prix, dont deux de l’OMS, pour des recherches sur les maladies infectieuses et sur le programme de distribution de seringues.

Car Champ-Dollon est sans doute la seule prison préventive au monde où les détenus toxicomanes peuvent, depuis plus de quinze ans, avoir accès à un programme d’échange de seringues qui fonctionne sans incident. Un arrêté du Conseil d’Etat ­valide ce mode de faire en 2000. «La drogue circule en prison. Face à ce constat, il faut adopter une position pragmatique et faire en sorte de limiter les risques. Sans cette distribution, couverte par le secret médical, les détenus se piqueraient avec des stylos transformés en aiguilles. Ce programme est aussi une opportunité pour identifier les porteurs de certains virus comme celui de l’hépatite C, pour les traiter et pour éviter la propagation de telles maladies, qui coûtent très cher à la société.» Le personnel de surveillance est ainsi mieux protégé contre les piqûres accidentelles causées par des seringues cachées sous les matelas.

Infatigable perfectionniste, Hans Wolff a un autre projet en tête: créer un atelier de tatouage sûr et propre au sein de l’établissement. Dans le petit musée des objets saisis à Champ-Dollon trônent les appareils de fortune bricolés par les dé­tenus pour se marquer avec des rasoirs, du plastique fondu, tout ce qui tache, ainsi qu’une batterie. Un patient lui a fait une démonstration qui l’a laissé sans voix. Mais ce n’est sans doute pas le moment idéal pour sensibiliser le politique à ce genre d’initiative. Il a le temps.

Une femme médecin, deux enfants, il n’a pas envie de changer sa voie et pense avoir encore beaucoup de choses à découvrir. Sur son bureau, des livres sur l’architecture des prisons ou sur des établissements modèles en Norvège témoignent de cette ouverture. Sa nouvelle mission au sein du Comité européen pour la prévention de la torture le mènera aussi sur ses terrains de prédilection, là où les droits des détenus souffrent de violations répétées. A l’est et au sud. Peut-être aussi en Turquie, le pays de son enfance, où il s’est rendu l’an dernier pour fêter ses 50 ans en grimpant le mont Ararat avec un groupe d’amis et de fidèles de la montagne. Son autre passion.

«Sans cette distribution de seringues, les détenus se piqueraient avec des stylos transformés en aiguilles»