Le 7 février 1971, les femmes obtenaient le droit de vote et d'éligibilité au niveau fédéral après une longue campagne. Nous consacrons une série d'articles à cette conquête politique et sociale.

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Nous sommes le 17 juin 1991. Sur la place centrale d’Appenzell, le ministre de la Pêche du Groenland exécute la «danse des harponneurs d’ours polaires». Autour de lui, des dignitaires d’Ecosse, de Catalogne, de Saint-Marin, d’Andorre et du Liechtenstein célèbrent en fanfare la déclaration d’indépendance de la République d’Appenzell Rhodes-Intérieures prononcée par le Landammann Carlo Schmid.

Ce scénario fictif est né de l’imagination d’un journaliste de la NZZ, qui l’a publié sous la forme de farce politique dans le supplément Folio en 2008. Aujourd’hui, Carlo Schmid, seul personnage réel de cette pantalonnade, en rigole. Il ne se reconnaît pas dans cette image d’indépendantiste. Au contraire: Landammann de 1984 à 2013, conseiller aux Etats de 1980 à 2007, président du PDC Suisse entre 1992 et 1994, il est un patriote convaincu, attaché aux institutions.

«Perdre sa liturgie»

Il est mieux placé que quiconque pour raconter le long chemin d’Appenzell Rhodes-Intérieures vers le vote des femmes. Après son introduction sur le plan fédéral en 1971, il a été rejeté trois fois par la Landsgemeinde exclusivement masculine du demi-canton: en 1973, en 1982 et en 1990.

Après le non de 1990, le Tribunal fédéral a donné suite au recours dont il avait été saisi, obligeant ainsi les «Appenz-ils» des Rhodes-Intérieures à accepter la présence des «Appenz-elles» à la Landsgemeinde. «Le TF nous a pris de vitesse. Il ne nous a pas laissé l’occasion de faire une nouvelle tentative. J’étais consterné, car le Conseil d’Etat et le Grand Conseil venaient d’approuver une initiative signée par des milliers de citoyens qui demandaient d’inscrire une nouvelle fois cette question à l’ordre du jour de la Landsgemeinde de 1991», se souvient Carlo Schmid.

Pour l’ancien Landammann, plusieurs raisons expliquent les réticences de ses concitoyens: «La tradition même de la Landsgemeinde, vieille de plusieurs siècles, était le principal obstacle. Notre population a craint que la participation des femmes ne lui fasse perdre sa liturgie, qui revêtait la forme d’un défilé des autorités vêtues de noir, marchant vers la place sur un fond musical solennel. Cet argument paraît ridicule aujourd’hui, mais il était âprement discuté à l’époque.»

Il évoque aussi la superficie du lieu de réunion: «Beaucoup craignaient que la place soit trop petite pour accueillir autant de monde.» Il faut encore rappeler que les hommes se présentaient flanqués de leur épée, qui constituait leur sésame pour pouvoir voter. La Constitution fédérale de 1848 couplait d’ailleurs le droit de vote à l’obligation de servir. Or, l’admission des femmes exigeait un autre mode d’identification.

Une autre mode d’identification

«J’ajoute que notre population n’était pas prête à se plier aux pressions de l’extérieur. Notre petit canton n’intéressait personne, sauf lorsqu’il était question du vote féminin. Là, les médias déferlaient de toute la Suisse et nous traitaient comme des bêtes curieuses. Se sentant mise sous pression, la population a réagi en disant non», raconte celui qui, à titre personnel, était favorable au suffrage féminin: «Italienne, ma mère a toujours eu le droit de voter dans son pays», explique-t-il.

«Par ailleurs, la population pensait être dans son droit après que le conseiller fédéral Kurt Furgler eut déclaré, à propos de l’article constitutionnel sur l’égalité, que les cantons restaient libres de régler la situation politique sur leur territoire. Elle estimait qu’on ne pouvait lui imposer le vote féminin que par une modification de la Constitution fédérale. Enfin, certains opposants ont fait valoir le fait que de nombreuses femmes s’opposaient encore au droit de vote, comme cela avait été le cas lors d’un vote consultatif réalisé au début des années 1970», résume-t-il. La décision du TF rendit superflue l’adaptation de la Charte fédérale. Et le ministre de la Pêche du Groenland n’est jamais venu à Appenzell.