égalité
Le scrutin de février 1971 marque l’apothéose de décennies de combat dans un pays où la démocratie directe a joué un très mauvais tour aux femmes

Le 7 février 1971, les femmes obtenaient le droit de vote et d'éligibilité au niveau fédéral après une longue campagne. Nous consacrons une série d'articles à cette conquête politique et sociale.
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C’est un dimanche de novembre 1968. Des hommes et des femmes de la bonne société zurichoise sont réunis au Schauspielhaus pour écouter le fameux orchestre de la Tonhalle et, surtout, se féliciter des 75 ans d’existence de l’Association zurichoise pour le droit de vote des femmes. Peu importe que les Zurichois aient déjà dit quatre fois non depuis 1920, que les Suisses aient également refusé de l’accorder au plan fédéral en 1959. Qu’ils aient été les premiers à recevoir le droit de vote sur le continent, mais presque les derniers à le partager avec leurs concitoyennes. L’heure est aux célébrations.
Un groupe de jeunes femmes en décide pourtant autrement: elles font irruption sur scène, l’une d’entre elles s’empare du micro et rappelle à l’auditoire que ce n’est pas le moment de se réjouir, mais de manifester et débattre. «Encore et toujours, nous devons nous battre pour le droit de vote des femmes, non, le mendier. Pour un droit que les femmes exercent depuis cinquante ans dans d’autres pays. Cela fait de nous la risée du monde entier», s’emporte la jeune effrontée.
Cette femme, c’est Andrée Valentin. Cinquante-trois ans après cet épisode, elle rit de cette «arrogance de la jeunesse, qui nous faisait dire que ces bourgeoises n’avaient rien compris» et qui exaspérait parce qu’elles ne voulaient pas froisser leur mari, sur qui elles devaient in fine compter pour glisser un oui dans l’urne et leur laisser la parole.
Clash de générations
Désormais installée au Tessin, celle qui a vécu «dans toute l’Europe et au-delà», admet: «Maintenant je sais qu’elles ont essayé, dans leur cadre et dans leur conscience, de faire bouger les choses.» Or, à l’époque, pour celle qui était notamment présidente d’un mouvement progressiste étudiant, il fallait des coups d’éclat comme celui du Schauspielhaus. Qui débouche d’ailleurs sur la création du Frauenbefreiungsbewegung, l’équivalent suisse du Mouvement de libération des femmes, se félicite Andrée Valentin qui en est l’une des cofondatrices.
Des générations s’affrontent, les plus jeunes s’impatientent. Surtout, à l’instar d’Andrée Valentin, elles exigent bien plus qu’un droit de vote qui est une «évidence», elles revendiquent une vraie égalité hommes-femmes, les mêmes chances et les mêmes opportunités. Dans la Zurich des années 1960, le discours de ces étudiantes détonne logiquement. L’irruption au Schauspielhaus est un scandale. Surnommée alors par le Blick «Andrée la rouge», elle le rappelle: «On ne peut pas imaginer l’atmosphère étouffante de cette ville dans les années 1950, où la femme a un rôle bien précis: être belle et gentille, s’occuper de sa maison, de ses enfants et de son mari.» Heureusement, les années 1960 amènent même en Suisse «une soif de libertés qu’on commençait à découvrir».
Fissures dans certains cantons
Le conservatisme se fissure, à l’exemple de certains cantons romands, plus progressistes, qui ont déjà fait le pas, aussi. Vaud, d’abord, accepte en même temps que le pays refuse, en 1959. Neuchâtel et Genève suivent l’année d'après. Puis Bâle-Ville est le premier canton alémanique à accorder le droit de vote aux femmes en 1966. Il faudra encore quelques efforts pour que la digue conservatrice finisse par rompre et que les hommes acceptent le suffrage féminin dans tout le pays. Mais les pressions s’accumulent de tous les côtés. Berne est mal prise: elle veut rejoindre la Convention européenne des droits de l’homme mais doit demander une dérogation parce que son refus du suffrage féminin la rend normalement inéligible.
Mai 1968 donne une impulsion aussi. «Des femmes sont montées au créneau depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, elles ont montré leur désaccord et leur humiliation de ne pas être acceptées dans le corps politique», explique l’historienne Irène Herrmann. En même temps, poursuit la professeure de l’Université de Genève, un «mécanisme reste prégnant et inhibant: on explique que la violence ne fait pas partie du vocabulaire politique en Suisse, en faire usage est également la preuve même qu’on n’est pas assez mûres pour faire partie du corps politique», souligne-t-elle. Les femmes se retrouvent «coincées. Si elles demandent gentiment, on ne les écoute pas, si elles demandent plus violemment, elles font la preuve de leur incapacité.» Les mouvements de révolte d’étudiants dans les années 1960 contribuent à ébranler même en Suisse cette conviction.
Le carcan de la démocratie directe
Mais c’est une autre particularité helvétique qui explique plus sérieusement la longue attente des Suissesses. La coupable tient en deux mots: démocratie directe. «La Suisse est le seul pays où les hommes ont voté pour que les femmes aient ce droit. On peut imaginer que d’autres auraient eu les mêmes réticences à partager si on leur avait posé la question», poursuit Irène Herrmann. Mais on aurait tort de s’arrêter au simple fait de devoir dire oui ou non, c’est le système dans son ensemble qui a maintenu les femmes sur la touche aussi longtemps.
Lorsque les hommes obtiennent le droit de vote, en 1848, à la fin du Sonderbund, on en fait un descendant direct de la Landsgemeinde, créant ainsi une fausse filiation qui aura d’importantes conséquences pour les femmes, explique Irène Herrmann. Dans ce système où l’on délègue une personne par unité économique, on n’a pas besoin d’elles. D’autant que la démocratie directe récompense la valeur, les mérites des hommes. Et ceux-ci, plus qu’ailleurs, s’agrippent aux éléments qui prouvent leur masculinité, eux qui n’ont pas fait les guerres mondiales en raison de la neutralité suisse.
Suisses sortis de la cuisse de Jupiter
Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la «Suisse pense qu’elle réussit tout. Neutre, pas envahie, riche, elle pense sortir de la cuisse de Jupiter. Et puisque tout marche, pourquoi changer? Des femmes aussi se réfugient derrière cette idée que le pays est un cas à part, qu’on est géniaux et qu’on n’a pas besoin de cela», poursuit Irène Herrmann.
Petit à petit, les opposants se prennent pourtant à leur propre piège. Pour renforcer la neutralité suisse, les autorités souhaitent que les femmes participent au service civil. Or, l’argument du citoyen-soldat nécessairement masculin commence ainsi à s’étioler, souligne Irène Herrmann. C’est justement pour cette raison que le scrutin de 1959 est organisé.
C’est un échec, mais le non est de moins en moins important, d’une votation cantonale, ou nationale, à l’autre. Enfin, un argument – peut-être pas celui dont on rêvait – finit par faire basculer la majorité dans le camp du oui: «L’assentiment des hommes est largement obtenu, non pas en prônant l’égalité, mais la différence des genres. Les hommes doivent être galants, le partage du suffrage n’est pas nécessairement une question d’égalité», souligne Irène Herrmann. De fait, c’est pendant la campagne du vote de 1971 qu’apparaissent des affiches montrant un bouquet de fleurs, le droit de vote comme un cadeau des hommes aux femmes.
Andrée Valentin, elle, n’a pas de souvenir précis de cette campagne et de cette journée de votation, qui a mis fin à une aberration en Europe. Elle ne s’est pas attardée dans cette Suisse «étroite» qui ne bouge pas ou presque pas. Alors que les hommes disent finalement oui ce 7 février 1971, elle avait déjà filé en 1969 vers le sud, en Italie, où d’autres combats l’attendaient. Puis elle remontera vers Munich, où elle fondera une maison d’édition féministe. Et s’envolera vers bien d’autres cieux, avec toujours, en toile de fond, un combat en faveur de l’égalité.