Des milliers de poulets caquettent dans une grande halle: 4200 pour être précis. C’est le nombre limite pour obtenir le label Naturafarm de Coop, explique Fabien Thürler, l’exploitant de ce vaste poulailler situé à Porsel, dans le canton de Fribourg. «Ils ont 15 jours, explique-t-il, nous les gardons encore à l’intérieur. Dans une semaine, nous les sortirons ensuite chaque matin, c’est une autre exigence du label. Tout est très contrôlé.» Dans leur mangeoire, les jeunes volatiles picorent de petits granulés bruns. «Un mélange de blé et d’orge suisses, dit l’agriculteur, et un peu de soja du Danube. Si l’initiative «eau propre» passe la rampe, je devrai toutefois arrêter le poulet», affirme-t-il. Située à 800 m, son exploitation ne lui permettrait en effet pas de produire lui-même les aliments nécessaires à l’élevage de sa volaille - ce que l'initiative exige pour toucher des subventions fédérales.

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Quatre jours de congé par an

Lancée début 2018 par Franziska Herren, monitrice de fitness à Wiedlisbach (BE), l’initiative «Pour une eau potable propre» suscite un très grand émoi dans les campagnes. Le texte propose principalement de priver de subventions les exploitations qui utilisent des pesticides, celles qui administrent des antibiotiques à leurs animaux de manière préventive ou «régulière» et celles qui ne parviennent pas à nourrir leurs animaux avec ce qu’elles produisent elles-mêmes. Sèchement refusée par le Conseil fédéral en décembre dernier, l’initiative est au programme du Conseil national mercredi prochain. L’Union suisse des paysans (USP) la combat avec véhémence.

«Ce que désire ce texte, c’est l’autarcie, commente Fabien Thürler. Pour nous c’est impossible.» Avec sa femme, Anne-Lise, il partage un revenu brut de 120 000 francs par année. Celui-ci se compose d’un tiers de paiements directs, d’un tiers de revenus de la vente du lait de ses vaches – destiné à faire du gruyère – et d’un tiers de ses volailles. «Avec cet argent, environ 5000 francs par personne et par mois, nous payons tout, dit-il. Les investissements sur notre exploitation, les dépenses pour nos deux filles, la vie de tous les jours.» Par manque de temps, les vacances sont fort heureusement peu onéreuses pour les paysans, qui ne parviennent à s’accorder que «quatre à cinq jours par année».

«Est-ce qu’on veut du poulet brésilien?»

«Comme je ne peux pas produire la totalité du fourrage que je donne à mes poulets et que j’ai besoin des paiements directs, je devrais cesser la production de volaille. En parallèle, la demande en viande blanche augmente depuis des années en Suisse. Notre production indigène serait donc remplacée par des importations. Au Brésil, des halles réunissent jusqu’à 60 000 poulets. Est-ce que c’est ça qu’on veut? C’est contre-productif.» La difficulté croissante de produire du fourrage en raison du changement climatique n’est pas non plus considérée par l’initiante, déplore l’agriculteur. «Si on ne peut plus en acheter à ses voisins au risque de perdre l’accès aux paiements directs, ça ne va pas», soupire Fabien Thürler.

Bien que moins touchés par la problématique, les travailleurs de la vigne partagent l’exaspération de l’éleveur. «Les subventions fédérales ne sont pas prépondérantes pour nous», souligne François Montet, le président de la Fédération vaudoise des vignerons. «Elles aident, mais si nous devions choisir entre ces dernières et le traitement de la vigne, nous continuerions de traiter.» Toutes les vignes du pays nécessitent en effet d’être sulfatées, explique-t-il. Même les bios: «Le cuivre ou le souffre, qui provient de produits pétroliers, sont aussi visés par l’initiative. Or, une certaine quantité de produits est nécessaire pour lutter contre des maladies comme le mildiou, qui ont été importées par les échanges au XIXe siècle. Sans produits, il n’y a pas de récolte. L’initiative n’aurait donc aucun effet. Si ce n’est de nous appauvrir.»

La déprime paysanne

Dans les campagnes, le décalage entre ce que la population aimerait voir et la réalité est toujours plus grand, constate Anne-Lise Thürler: «Les gens sont déconnectés de la ferme.» «J’ai senti un changement il y a quatre cinq ans, abonde François Montet. Jusque-là, je passais pour un sympathique vigneron. Maintenant, j’essuie de violentes réactions lorsque je traite mes vignes. J’essaie de le faire tôt le matin ou tard le soir pour les éviter. Mais ça devient pénible.» «Nous travaillons tous les jours, du matin au soir, pour passer pour des pollueurs qui maltraitent leurs animaux, s’emporte Fabien Thürler. C’est assez lourd à porter. Et quand je vois les déchets que je ramasse dans mes champs en bordure de route cantonale, je ne comprends pas cet acharnement envers les paysans.» Depuis que des citadins ont commencé à s’installer à Porsel, situé à une demi-heure de Lausanne en voiture, l’éleveur confesse même ne plus toujours savoir où mettre son fumier, dont l’odeur «dérange certains nouveaux habitants».