Pierre Keller, le directeur, mène la troupe comme à une course d'école. Pierre Nussbaumer, propriétaire des lieux, surveille la visite. Bernard Tschumi, l'architecte, prend des photos et Serge Fehlmann, l'autre architecte, explique la géographie du bâtiment. Nicolas Henchoz, l'envoyé de l'EPFL, esquisse les synergies à venir. Anne-Catherine Lyon, la conseillère d'Etat, exprime la satisfaction des institutions. Marianne Huguenin, syndique de Renens, brandit la fierté de l'Ouest lausannois.

Les machines à cirer les sols tournent encore à l'Ecole cantonale d'art de Lausanne (ECAL). L'ancienne usine Iril, empire du bas nylon à 1500 travailleurs dans ses plus belles années, achève sa «métamorphose», ou presque. Le chantier traîne des pieds. Les ouvriers se mêlent aux médias. L'ECAL invitait hier la presse pour un tour du propriétaire à Renens, avant la journée portes ouvertes d'aujourd'hui.

Salaire remboursé

Les appels sonores de Pierre Keller traversent le patio, les puits et les atriums répartis sur quatre niveaux et 18000 mètres carrés. Il pousse la presse d'un côté, réclame son attention de l'autre. Se plaint des jaloux. Gronde les municipaux lausannois absents. L'homme respire le bonheur. Au sortir d'un auditoire infini, il balance les noms des mécènes affichés en toutes lettres dans les salles et les studios dont ils ont financé les équipements: 500000 francs d'IKEA, 500000 de la Loterie romande, 100000 de la Banque Cantonale Vaudoise. Sans compter les sièges soldés à 20000 francs pièce.

Pierre Keller ne résiste pas: «Avec les trois millions empochés par la Fondation ECAL+, je rembourse à l'Etat de Vaud mon salaire de douze ans, charges comprises.»

Autrefois professeur de dessin au gymnase du Bugnon à Lausanne, délégué du canton de Vaud pour le 700e anniversaire de la Confédération, photographe de croupes de chevaux, maintenant il se sent chez lui. «Son école» parachève une mission que l'Etat lui a confiée en 1995. Il énumère: augmenter le nombre d'étudiants - de 150 à plus de 450 cette année -, multiplier ses ressources - le budget est passé de 7,5 à 12 millions -, en faire une école de haut niveau - «elle est dans le top ten mondial» et brasse les cerveaux et les talents des cinq continents -, l'arrimer au réseau des HES (Haute école spécialisée). Ce n'est pas «son palais» cependant, à la barbe des mauvaises langues. «C'est celui des étudiants», corrige-t-il. En feuilletant un livre brillant et massif consacré à la Success story in art and design de l'ECAL depuis son arrivée.

Le refus de la nostalgie

Les étudiants, justement, se promènent dans le désordre, vêtus de t-shirts bleu, jaune, vert, orange. Ils s'entraînent à régler la foule attendue aujourd'hui. Ils semblent heureux. Ils le sont. Ils le disent à qui veut les écouter. A Pierre Nussbaumer.

Le patron d'Iril, délocalisée en Pologne il y a cinq ans, refuse la nostalgie. Même s'il a remué ciel et terre, malgré l'avis contraire de Pierre Keller, pour que le nom de l'entreprise apparaisse toujours sur les murs du nouveau bâtiment. L'ECAL reprend ainsi les clés de la maison où des femmes faisaient des bas pour des petits salaires. «Tant mieux», s'exclame-t-il.

Il a été question de créer des logements. Mais l'envie de Pierre Keller de réunir en une seule bâtisse les antennes de Lausanne et Bussigny de l'école et les bons offices du Conseil d'Etat l'ont convaincu. Il a dit oui et loué le tout au canton. Il a ensuite mandaté Bernard Tschumi et dirigé les opérations. A Pierre Keller de convaincre les bailleurs de fonds. «A chacun son rôle», rappelle-t-il en patron qu'il est resté.

L'usine à l'abandon s'est métamorphosée à toute allure en temple des arts et de l'excellence promise aux meilleurs: trois ans et des poussières pour régler les questions logistico-administratives; 18 mois pour démolir et reconstruire, aux frais de l'Etat de Vaud qui a investi 5 millions.

A l'étroit

Pierre Keller se sentait à l'étroit. Il fallait bien trouver une demeure plus grande. La voilà, se réjouit Anne-Catherine Lyon, responsable de la Formation et de la culture. A Renens de surcroît, où la morosité de la crise industrielle s'efface. Le tertiaire et les nouvelles technologies exultent. La collaboration entre l'ECAL et l'EPFL est exemplaire, s'émerveille Nicolas Henchoz (lire ci-dessous).

Du coup, Marianne Huguenin évoque les Ateliers de la Ville de Renens, qui occupent une aile du bâtiment. Portés comme un seul homme par le parlement communal, qui a voté une garantie de déficit annuelle de 200000 francs pendant 20 ans, ils accueillent, contre des loyers modérés, des jeunes entrepreneurs: designers, graphistes, stylistes, communicateurs, informaticiens.

«Transformer sans renier»

L'avenir, c'est «transformer Renens sans renier son passé». Elle raconte alors la tristesse de la fête d'adieu organisée avant la fermeture d'Iril. Elle revoit les larmes d'une femme turque. Elle se console à la pensée que le petit-fils ou fille de l'un des employés licenciés fréquentera un jour l'école.

Le passé a aussi inspiré Bernard Tschumi et Serge Fehlmann. Ils ont collé à la façade principale de l'ECAL une immense résille métallique. Elle descend du haut vers le bas. On la traverse pour entrer dans l'école et tomber sur l'ELAC, la galerie géante - 500 mètres carrés - qui a quitté le Flon lausannois. Encore vide, elle va se remplir de concepts et objets à succès colportés aux quatre coins du monde par l'école.

Avant de replonger dans le va-et-vient du quartier qui serre de près l'immeuble multicolore, dans le vacarme de la récréation du collège voisin, dans les odeurs de l'échoppe de l'autre côté de la rue, la syndique regrette que l'Etat n'arrive pas à financer entièrement une école comme l'ECAL.