Il souffle comme un vent de rébellion sur le Cycle d’orientation genevois. La semaine dernière, se donnant le mot sur les réseaux sociaux suite à un mouvement parti de France, des jeunes filles ont bravé les interdictions vestimentaires en vigueur, affichant crânement leurs nombrils ou leurs cuisses dévoilés par les «crop top» et les mini-shorts. Selon une méthode éprouvée depuis quelques années, certains établissements ont riposté en obligeant ces élèves à revêtir le fameux t-shirt XXL, dénommé en quelques heures sur la Toile «le t-shirt de la honte».

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Depuis, la polémique enfle. Vite assimilé au bonnet d’âne de triste mémoire, l’ample vêtement est devenu la cible des élèves, des féministes, d’une partie des parents. Le Cycle de Pinchat – qui, non content d’avoir adopté le pull extra-large, y a inscrit sur la poitrine «j’ai une tenue adéquate» – s’est ainsi vu gratifier du Hashtag «Balance ton école». On peut notamment y lire le règlement de cet établissement sur la tenue vestimentaire: «En cas de refus (de porter le t-shirt), il ou elle sera exclu.e des cours durant le temps nécessaire pour se changer à son domicile. Cette sanction sera inscrite au dossier de l’élève.»

«Une violence sexiste institutionnelle»

Qu’on ne s’y méprenne pas: l’écriture inclusive ne saurait occulter le fait qu’en général ce sont les filles qui font l’objet de l’opprobre, davantage que les garçons, visés eux aussi s’ils portent des survêtements ou des marcels. Ce qui fait dire à Coline de Senarclens, experte sur les questions de genre et féministe bien connue: «Ce t-shirt est une violence sexiste institutionnelle. En réalité, son message sous-jacent est le suivant: tu es habillée comme une salope, c’est toi qui déranges. C’est un message ancestral qui se travestit sous le couvert de l’éducation à la bonne tenue. Or, on ne fait pas de l’éducation par la honte. Les directions des écoles ne doivent pas mettre en place des pugilats. Le DIP devrait plutôt outiller les élèves sur les codes et le sexisme, de manière intelligente.»

Au Département de l’instruction publique (DIP), la conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta esquisse une valse à deux temps, réaffirmant l’exigence du cadre tout en faisant un pas de côté: «Il est vrai que cette inscription est stigmatisante, même si elle avait été adoptée de manière concertée avec les élèves et les parents. On doit remettre en question cette manière de faire mais cela ne fera pas disparaître la nécessité de rappeler qu’on ne vient pas à l’école habillé comme à la maison ou en vacances. Je tiens au principe d’une tenue correcte, car c’est préparer nos élèves aux réalités de la société et du monde professionnel. L’école doit rester un lieu d’apprentissage serein en dehors des turbulences du monde, ce qui n’empêche pas d’y aborder les questions de société.»

Laisser la correction vestimentaire à l’appréciation des professeurs ne va pas, c’est subjectif et aléatoire.

Cattani, directeur du Cycle d’orientation des Voirets

Pour certains établissements scolaires, la polémique est l’occasion de se remettre en question. C’est le cas du Cycle d’orientation des Voirets, qui connaît aussi la pratique du t-shirt mais sans slogan: «Nous allons mettre en route un processus de discussions via le conseil des élèves et les enseignants autour de cette thématique, explique son directeur, Paolo Cattani. Ma préoccupation est de trouver un dénominateur commun. Car laisser la correction vestimentaire à l’appréciation des professeurs ne va pas, c’est subjectif et aléatoire.»

Permettre le «vivre-ensemble»

Le Cycle de Drize paraît davantage sur la défensive: «La direction ne donne pas de t-shirts XXL. Si une tenue est jugée inadéquate, après avoir fait preuve de tolérance, on demande à l’élève d’aller se changer chez lui et on prévient les parents», avance la directrice, Deborah Wenger. Des propos qui ne reflètent pas les échos du préau.

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A Pinchat enfin, le directeur, Alain Basset, a suspendu le port du t-shirt en attendant d’en rediscuter avec les parents, les enseignants et les élèves. Comme d’autres, il s’étonne du procès qui est fait à l’école, «puisqu’on ne sanctionne pas l’indécence ou la provocation, mais le non-respect d’une règle connue des élèves». Il rappelle que celle-ci vise un double objectif: permettre à 800 personnes de vivre ensemble dans le respect mutuel et assumer un rôle éducatif dans la perspective du monde professionnel.

L’inconvenance d’une tenue vestimentaire est fonction de l’époque. Si son appréciation varie, il est pourtant une constante: c’est toujours le tissu recouvrant les corps féminins qui fait débat, à quelques exceptions près, comme la mode passée du caleçon masculin dépassant du jean. Il y eut le mini-short et le décolleté plongeant. C’était en 2018 et l’affaire avait fait mousser l’école genevoise. Il y eut les «queues de baleine», ces strings dépassant des shorts. C’était un peu avant. Il y eut les minijupes des temps libertaires des seventies. Il y eut, voilà plus d’un siècle, les premières chevilles découvertes. Et toujours, ce questionnement quant à la décence, cette tension entre tolérance pour séduction et réprobation pour entreprise de dévergondage. Quand les écoles prient les filles de se vêtir au motif que les garçons ne parviennent pas à se concentrer – ce qui leur a été servi dans certaines écoles –, on est clairement dans le deuxième cas de figure. «Et c’est un dérapage, estime Paolo Cattani. Cela montre que l’égalité n’est pas encore là.»

La «volonté de se libérer d’un carcan»

«De tout temps, on a voulu contrôler les vêtements des filles, au nom de leur protection ou de leur dignité, explique Sébastien Chauvin, sociologue spécialiste en études genre à l’Université de Lausanne. Aujourd’hui encore, l’institution veut contrôler le corps au nom de l’idée qu’elle se fait de la femme.» L’occasion, pour les féministes, de récupérer la balle au bond. Pour la nouvelle conseillère administrative socialiste de la ville de Genève, Christina Kitsos, ce mouvement des adolescentes «marque une volonté de se libérer d’un carcan et la liberté du corps féminin en fait partie. Elles ne considèrent pas leur poitrine comme un attribut sexuel, mais comme une partie du corps pas plus connotée qu’une autre. Cela fait partie de la construction identitaire et du besoin d’affirmation de soi.»

Pas simple pourtant de marier l’ordre sexy au féminisme, à l’heure où les femmes dénoncent harcèlement et sexisme, et où les jeunes filles reproduisent les codes hypersexualisés de leurs idoles, égéries de la mode, de la musique ou des réseaux sociaux, qui leur valent d’être accusées de provocation. Des injonctions paradoxales qui s’expriment naturellement à l’école, peu préparée pour arbitrer.