A Ederswiler, l'Etat du Jura surmonte vaille que vaille son angoisse de s'exprimer en allemand
JURA
Ederswiler est la seule localité germanophone jurassienne. L'administration cantonale correspond avec ces citoyens d'un genre particulier en utilisant la langue officielle, le français… sauf dans le cas de la déclaration d'impôts qui, elle, est systématiquement traduite.
A la table ronde du «Rebstock», seul bistrot de la commune d'Ederswiler, une poignée de clients échangent de menus propos en schwyzerdütsch. Pourtant, dans ce petit village situé à une quinzaine de kilomètres pentus de Delémont, relié par de minces routes à l'Alsace et au Laufonnais voisins, on se trouve toujours en terre romande; administrativement du moins. D'ailleurs, les quelques clients attablés devant leur bière ne sont en rien des touristes d'outre-Sarine. De fait, Ederswiler, au gré des efforts conjugués de l'histoire et de la géographie, se trouve être la seule commune germanophone d'un canton, le Jura, dont l'article 3 de sa Constitution a proclamé le français seule «langue officielle et nationale».
Pour cette petite communauté de 160 habitants, dont un tiers de germanophones exclusifs, les relations avec l'administration cantonale – francophone – ne vont pas forcément de soi: comme le remarque Pascal Willemin, maire – bilingue – d'Ederswiler, «Delémont nous envoie des documents rédigés en français que certaines personnes âgées ne peuvent pas déchiffrer». Lorsque le cas se présente, la parade à laquelle ont recours les habitants, un brin dépités face aux subtilités de la langue française, fait renaître des pratiques qui ont comme une délicate saveur de siècles enfouis: comme le recteur ou le curé pouvaient faire office d'écrivains publics, le maire se fait traducteur, et reçoit chez lui ses administrés pour éclaircir à leur intention le sens de telle ou telle citation à comparaître ou autre formule officielle. Un rôle que Pascal Willemin tend aujourd'hui à déléguer aux jeunes du village qui, eux, connaissent généralement le français.
Au service cantonal des communes, à Delémont, on ne cache pas qu'Ederswiler fait figure de cas particulier pour lequel aucune règle n'existe: «Nous traitons avec cette commune au cas par cas, explique Jean-Louis Sangsue, chef du service. Les différents offices de l'Etat traduisent, lorsque cela est ressenti comme nécessaire, certains documents à l'intention de ses habitants. Mais la langue de communication majoritaire reste le français.» Les autres services contactés confirment cette façon de faire un peu empirique, en se retranchant majoritairement derrière la constitutionnalité de la langue française: ainsi du service de l'Etat civil et du contrôle des habitants, à Delémont toujours, où Jean-Marie Chèvre, chef du service, dit pratiquer un usage exclusif du français: «Si nécessaire, poursuit-il, Pascal Willemin – qui est aussi notre officier d'Etat civil à Ederswiler – fait le lien entre notre service et ses administrés.» Pour l'Office des assurances sociales, à Saignelégier, le français étant la langue officielle du canton du Jura, la communication se fait de prime abord selon cet usage. Toutefois, le cas échéant, il est possible de se «débrouiller», et de fournir une traduction, généralement assurée par l'un ou l'autre des employés de l'Office au bénéfice d'une bonne connaissance de la langue allemande. Même réponse encore au Tribunal de district de Delémont: selon Josette Macquat, commis-greffière, les délibérations y ont lieu en français. Cela dit, les citoyens germanophones d'Ederswiler, comme n'importe quels étrangers allophones, ont le droit d'exiger la présence d'un interprète. Dans les autres services de l'Etat, les réponses se succèdent, quasiment identiques: Office cantonal des véhicules, Tribunal cantonal, Police cantonale, etc., avouent un usage systématique du français.
Exception notable, le service des contributions, par la voix d'André Houlmann, collaborateur scientifique, dit procéder à une traduction systématique des déclarations d'impôts envoyées à la commune d'Ederswiler. «Pour que l'on soit sûr de bien comprendre», ironisait l'un des clients du «Rebstock».
Pour Yves Petignat, Délégué à l'information et aux relations publiques, le flottement linguistique qui existe entre le canton du Jura et sa seule commune germanophone est tout à fait dommageable: «Je culpabilise toujours un peu face à la situation des habitants d'Ederswiler, confesse-t-il; même si nos relations avec la commune se jouent sur le mode de la bonne franquette, le principe du droit à l'information n'est en l'espèce pas forcément respecté.» Ceci étant, il rejette tout jacobinisme francophone de la part de l'administration: «Si nous ne traduisons que peu de documents à l'intention d'Ederswiler, c'est que les moyens nous manquent. Une traduction intégrale représenterait un surcoût gigantesque pour la collectivité. Pourtant, nous aimerions faire plus pour nos concitoyens germanophones; peut-être qu'avec l'arrivée sur le marché de logiciels de traduction automatique, nous arriverons à changer la donne.»
Premiers efforts
Ne voulant toutefois pas se reposer uniquement sur d'éventuels progrès de la technique, Yves Petignat assure que le cas de la commune d'Ederswiler s'inscrit dans une réflexion politique plus générale de promotion du bilinguisme au niveau cantonal – une réflexion qui se fait en écho de la situation géographique, politique et économique d'un canton au confluent de l'Espace Mittelland et de la Regio Basiliensis. Ainsi, outre diverses séances de concertation entre autorités communales et cantonales, les enfants d'Ederswiler, depuis 1993, effectuent leur scolarité dans la localité voisine – et francophone – de Movelier (Le Temps du 6 décembre 1998). De même, l'administration cantonale jurassienne offre maintenant à ses employés l'occasion de se former, durant une année, au maniement de la langue allemande. En parallèle, le Lycée cantonal de Porrentruy permet depuis la rentrée d'août 2000 d'effectuer un cursus gymnasial partiellement bilingue.
La méthode semble déjà avoir porté quelques fruits: Pascal Willemin reconnaît en effet que ses dons de traducteurs sont moins mis à contribution que par le passé. De même, à la table ronde du «Rebstock», on avoue que les choses s'arrangent: «Avant, dit ce client, les francophones nous appelaient les Suisses-totos (terme péjoratif désignant les Alémaniques, ndlr). Maintenant, nous sommes au moins devenus des Suisses allemands.»