Quelques fantômes de la politique fédérale, comme le lobbyiste Anton Keller, secrétaire de l’Association pour la défense des investisseurs suisses – une officine au croisement d’intérêts politiques et financiers –, et que l’on voyait beaucoup il y a vingt ans dans les coulisses du Palais fédéral, ou l’ancienne conseillère fédérale Elisabeth Kopp se mobilisent depuis plusieurs mois en faveur de Roman Polanski. Moins par amour du cinéma, apparemment, que par attachement à un système de valeurs, l’indépendance nationale en particulier, telles qu’elles étaient cultivées par la génération qui était au pouvoir à l’époque, et telles qu’elles sont encore vécues aujourd’hui par les conservateurs nationalistes.

Cela explique pourquoi l’on retrouve dans cette équipe le conseiller national UDC Oskar Freysinger, trublion, barde valaisan et accessoirement traducteur des poèmes de Hans W. Kopp, le sulfureux époux, aujourd’hui décédé, de l’ancienne conseillère fédérale.

C’est au nom de l’indépendance nationale, du refus de ployer le genou devant les exigences des Américains que ces personnes s’insurgent contre l’extradition de Roman Polanski. Oskar Freysinger n’est pas loin d’y voir la preuve d’un complot machiné par ceux qui abdiquent systématiquement la neutralité et la souveraineté du pays, ce qui explique peut-être pourquoi un parlementaire très branché par le combat contre la pédophilie prend la défense du cinéaste.

Le Valaisan a déposé à ce sujet une motion aux développements quelque peu fumeux, qui est curieusement passée totalement inaperçue. Son principal intérêt réside dans la réponse du Conseil fédéral, qui y précise clairement les circonstances de l’arrestation du cinéaste. C’est au moment où l’Office fédéral de la justice a été averti de la venue au Festival du film de Zurich d’un Roman Polanski qui passait par ailleurs une partie de son temps dans son chalet de Gstaad, que les services d’Eveline Widmer-Schlumpf ont cru bon de faire du zèle et pris l’initiative de demander aux Etats-Unis de confirmer la validité d’une demande d’extradition datant de 2005.

Anton Keller a constitué un épais dossier sur l’affaire Polanski, qu’il a expédié à tous les parlementaires fédéraux, aux conseillers fédéraux et anciens conseillers fédéraux. L’intervention la plus marquante de ce milieu est à ce jour celle d’Elisabeth Kopp dans la NZZ de mardi. L’ancienne cheffe du Département fédéral de justice et police y assure que le Conseil fédéral dispose d’une marge de manœuvre dans l’appréciation des suites à donner à la demande d’extradition américaine.

Les juristes démentent cette appréciation. Il y a certes des exceptions au principe qui veut que l’extradition soit réalisée si les conditions formelles sont remplies, mais elles ne s’appliquent pas au cas Polanski. Le cinéaste ne risque ni la peine de mort, ni la détention à perpétuité, il n’est poursuivi ni pour un délit fiscal, ni pour un délit politique. La Suisse ne peut pas non plus actionner les réserves invoquées pour des raisons de sécurité, ou de trouble de l’ordre public national. Berne ne saurait objectivement prétendre que l’extradition de Roman Polanski porte atteinte à ses intérêts essentiels ou met en danger son ordre intérieur.

Les autorités suisses sont très embarrassées au moment où s’approche l’instant de la décision et ont apparemment vécu autant que l’intéressé lui-même dans l’espoir que l’affaire se réglerait de l’autre côté de l’Atlantique, et que la justice américaine renoncerait à se saisir du cinéaste. Mais c’est avant, au moment où l’on a stupidement préparé son arrestation à Zurich, qu’il fallait faire preuve d’un peu plus de jugeote, notent aujourd’hui aussi bien les politiques que les juristes.