«Pour les élus, le risque de se faire prendre est plus grand aujourd’hui»
Corruption
Spécialiste du droit pénal économique, la professeure Ursula Cassani analyse le cadre légal et ses lacunes à la lumière des affaires qui éclaboussent plusieurs politiciens romands

Les voyages à Abu Dhabi offerts à Pierre Maudet et Guillaume Barazzone, la proximité avec un généreux milliardaire reprochée à Géraldine Savary et Pascal Broulis, ou encore le scandale des notes de frais qui éclabousse la ville de Genève: les affaires déferlent et révèlent un souci grandissant de moralisation de la vie publique. Ce débat s’accompagne parfois d’une grande confusion. Ursula Cassani, professeure à l’Université de Genève et spécialiste du droit pénal économique, analyse le cadre légal et ses lacunes.
Le Temps: Le 9 décembre marque la journée internationale contre la corruption. Quelle est la situation en Suisse?
Ursula Cassani: De manière générale, on a toujours considéré que ce pays ne souffre pas d’une corruption endémique. Dans l’index de perception publié chaque année par l’ONG Transparency International, la Suisse occupe une bonne place. En 2017, sur 180 pays, elle se situait au troisième rang, ex aequo avec la Finlande et la Norvège. Cette bonne réputation est corroborée par la statistique des condamnations pénales, qui fait état durant cette même année de trois condamnations définitives pour corruption passive et deux condamnations pour acceptation d’un avantage. Par définition, ces statistiques ne révèlent rien sur les chiffres noirs et on peut imaginer que le nombre d’infractions commises est bien plus élevé, sans penser pour autant que le secteur public est gangrené. On peut présumer que la très grande majorité des serviteurs de l’Etat est intègre.
La rareté des cas explique peut-être la confusion qui règne autour de ces normes pénales. En résumé, comment différencier l’infraction de corruption de celle d’acceptation d’un avantage?
La corruption proprement dite suppose un échange de bons procédés. En pareil cas, le pot-de-vin est octroyé à l’agent public pour un acte déterminé qui viole ses devoirs ou qui découle de son pouvoir d’appréciation. Par exemple, lorsque celui-ci donne un permis de séjour alors que les conditions ne sont pas réalisées ou qu’il omet de choisir la meilleure offre pour un marché public. La contrepartie constitue donc le noyau dur de la corruption. Lorsqu’un tel rapport d’échange ne peut être établi, c’est l’acceptation d’un avantage qui entre en considération. Avant la révision des dispositions en 1999, on appelait cela la vénalité. C’est en quelque sorte le fait de monnayer sa fonction et d’inciter les gens à se montrer généreux dans l’espoir de susciter une bienveillance future.
De tels comportements sont-ils souvent difficiles à démontrer?
Effectivement. Celui qui donne et celui qui reçoit ont un intérêt commun à la discrétion. En matière d’acceptation d’un avantage, il appartient au Ministère public de prouver que le cadeau est bien accordé en raison de la position officielle de l’agent et en vue de l’exercice futur de sa charge. Il faut aussi démontrer que le bénéficiaire a bien compris ce lien et qu’il n’a pas été, par exemple, invité par pure amitié désintéressée. Dans un contexte où la frontière entre vie privée et officielle s’estompe, il faut se demander si la personne en question aurait reçu le même avantage sans occuper sa fonction. En d’autres termes, est-ce bien le genre de cadeau qu’on se fait entre copains?
Le caractère privé d’un voyage offert à un politicien n’y change rien?
L’argument n’est pas pertinent et c’est une manière de brouiller les cartes. Si un voyage est officiel, il doit être financé par les fonds publics et la question du cadeau ne se pose dès lors pas. A l’inverse, le fait qu’un voyage soit privé ne signifie pas que l’invitation échappe à la définition de l’avantage indu. Peu importent finalement les rencontres ou les mains serrées sur place, car il ne s’agit pas de démontrer que le voyage a été l’occasion d’une contre-prestation ou d’une discussion mais qu’une telle invitation constitue en elle-même, notamment en raison de son importance et de sa non-conformité aux usages sociaux, un cadeau qui va bien au-delà de ce qui est toléré.
Les voyages d’Abu Dhabi et de Russie vont-ils marquer un tournant en matière de prudence politique?
On ne peut pas mélanger tous ces cas. Sous l’angle pénal, il n’y a aucun problème si l’agent public paie lui-même son voyage ou s’il n’y a pas de lien avec l’exercice de sa charge ou de son mandat. L’écho de ces affaires portées sur la place publique montre néanmoins qu’il y a moins de tolérance envers certaines situations problématiques où les limites entre intérêts privés et collectifs sont brouillées. Elles doivent amener tous les élus à se poser des questions sur leurs liens, leur comportement et les limites imposées par le droit pénal et l’éthique. Le risque de se faire prendre est aussi plus grand aujourd’hui, du fait que des mécanismes de contrôle et de détection ont été instaurés. Je pense notamment à l’existence de la Cour des comptes ou à la protection des lanceurs d’alerte. Il y a manifestement de la place pour une clarification des règles et une sensibilisation du monde politique aux bonnes pratiques.
L’autre argument qui revient est celui du «zéro coût» pour le contribuable. On a aussi pu entendre que l’affaire des notes de frais en ville de Genève serait plus grave car elle touche plus directement aux deniers publics…
Le coût n’est pas l’enjeu principal de la lutte contre la corruption. C’est la probité de l’agent public et la confiance que le citoyen est fondé à placer en l’Etat qui sont en jeu. Quoi qu’il en soit, établir une sorte de ranking en termes d’opprobre ne me paraît pas très pertinent. De plus, la corruption et même l’acceptation d’un avantage peuvent aussi avoir un coût économique pour la société même si celui-ci est souvent moins visible et plus difficile à chiffrer.
L’affaire des notes de frais en ville de Genève suscite un débat sur l’étendue de la transparence…
Une transparence large sur les frais professionnels des élus serait une bonne solution. Il est sain que les élus sachent qu’ils peuvent être amenés à rendre des comptes. Il ne faut évidemment pas tomber dans un excès qui pourrait les submerger de paperasse ou porter atteinte au secret de fonction. Exiger la publication des sommes par poste de dépense permettrait de respecter la proportionnalité. La vérification détaillée des dépenses et de leur caractère justifié dans l’intérêt public ne doit pas être assurée par les citoyens mais par le contrôle interne des notes de frais.
Comment réprimer «l’achat» du vote d’un parlementaire?
Le parlementaire est aussi considéré comme un agent public. Il y a toutefois une controverse juridique sur l’infraction qui s’applique. Certains auteurs pensent que celui qui est rétribué pour la manière dont il conduit son activité de parlementaire peut se voir uniquement reprocher l’acceptation d’un avantage. A mes yeux, il s’agit plutôt de corruption car celui qui veut influencer un vote en plénum ou en commission, déposer une interpellation ou lancer une initiative, agit pour obtenir du parlementaire un acte officiel qui dépend d’un pouvoir d’appréciation. Quel que soit le point de vue que l’on adopte, le comportement est punissable.
La décision de la conseillère aux Etats vaudoise Géraldine Savary de ne pas briguer un nouveau mandat en raison notamment des sommes versées pour sa campagne par le milliardaire Frederik Paulsen remet la question du financement des partis politiques sur le devant de la scène. Faut-il déplorer l’absence de législation en la matière?
C’est surtout l’aboutissement de l’initiative fédérale sur la transparence qui a remis la question à l’ordre du jour. Il est clair que la Suisse a un retard énorme sur ce thème. C’est le seul Etat membre du Conseil de l’Europe à ne disposer d’aucune réglementation permettant d’assurer la transparence du financement des partis et des campagnes électorales. Quelques cantons, à l’instar de Genève, ont instauré une publicité des dons mais celle-ci reste partielle. Or, l’existence de telles règles fait partie du standard international en matière de lutte contre la corruption. Plus largement, cette transparence est aussi essentielle au fonctionnement d’une démocratie. Il est sain de savoir qui soutient quel parti et à concurrence de quel montant. S’il est louable pour un parti politique de s’imposer des règles plus strictes que les autres, l’égalité entre les candidats ne peut être sauvegardée que si tout le monde est logé à la même enseigne. Pour cela, il faut un cadre légal.
Y a-t-il d’autres manières pour un élu de faire passer ses intérêts particuliers devant ceux de la collectivité qui ne sont pas réprimées en Suisse?
Il y a notamment ce que l’on appelle «le pantouflage», qui consiste pour un agent public, aussitôt après avoir quitté sa charge, à se mettre au service d’un de ses ex-administrés. Par exemple une grande entreprise. Tout le monde se souvient des critiques faites à l’ancien conseiller fédéral Moritz Leuenberger lorsque ce dernier a rejoint le conseil d’administration d’Implenia, le géant de la construction impliqué dans le chantier ferroviaire du Gothard. Il n’est de loin pas seul dans ce cas.
En France, le Code pénal impose un délai de carence de trois ans suivant la cessation des fonctions afin d’éviter que l’agent soit tenté, par anticipation, d’avantager une entreprise dans laquelle il peut espérer être recruté à brève échéance. Mis à part des cas extrêmes et flagrants d’exploitation du système à des fins privées, le droit suisse ne réprime pas le pantouflage, par crainte surtout qu’un tel obstacle à l’embauche ne décourage des vocations politiques ou des carrières dans l’administration. Or, de tels comportements sont aussi susceptibles de remettre en question l’objectivité des décisions. Même si l’élu ne s’est pas laissé influencer dans son activité officielle par la perspective d’une carrière future, la confiance du public dans l’intégrité et la dignité des serviteurs de l’Etat peut être ébranlée. Il faut créer les conditions pour sauvegarder cette confiance.