Les enfants perdus d’Al-Qaida en Suisse
LE 11-septembre, dix ans après (2)
En 2006, un djihadiste biennois de 20 ans était tué par les Américains en Irak. L’affaire illustre les risques de radicalisation de jeunes musulmans déboussolés par la société helvétique
Au début du mois d’août 2005, un père de famille angoissé, parlant un français légèrement teinté d’accent arabe, se présenta dans un commissariat de Bienne pour signaler la disparition de son fils. Ce solide gaillard aux yeux verts de 19 ans avait fui vers une destination inconnue, peut-être pour devenir combattant d’Al-Qaida au Proche-Orient.
Il a fallu des années pour que le funeste destin du jeune homme apparaisse pleinement. En juin dernier, l’hebdomadaire SonntagsZeitung révélait qu’Abou Saad le Tunisien – son nom de guerre – avait rejoint les rangs d’Al-Qaida en Irak et y avait péri en 2006. Aujourd’hui, les recherches du Temps remettent en question la version officielle de l’affaire, celle d’un adolescent qui se serait radicalisé seul, aurait gagné l’Irak on ne sait trop comment et représenterait – selon l’expression de Berne – un «cas absolument unique», peu susceptible de se reproduire.
Fils d’un islamiste tunisien réfugié en Suisse, le pseudo-Abou Saad arrive en 2003 à Nidau, banlieue verdoyante et bien tenue de Bienne. Il n’y reste que quatorze mois, fréquente une classe d’intégration à l’école, mais cet univers tranquille et propret lui demeure étranger. Dans un texte publié plus tard sur Internet, sa sœur cadette insiste sur son malaise existentiel: «Pourquoi sommes-nous venus dans ce pays?» aurait-il eu coutume de demander à sa famille. Chaque jour, il passe des heures à absorber la propagande d’Al-Qaida sur la Toile.
En août 2005, il part une première fois en Syrie, puis revient. Alertée par son père, la police le questionne, mais il donne peu d’explications. Il repart à la fin de septembre et annonce son passage en Irak dans un SMS à sa famille. Il ne donnera plus d’autres nouvelles.
Etait-il possible de stopper le jeune homme avant ce second voyage, qui lui sera fatal? «En raison de bases légales restrictives, les autorités n’avaient pas de moyen d’empêcher son projet», déclare Felix Endrich, porte-parole du Service de renseignement de la Confédération (SRC).
Un connaisseur du dossier estime pourtant qu’un simple renseignement glissé aux services syriens aurait pu leur permettre d’intercepter «Abou Saad» et de le renvoyer en Suisse. Avec certains risques pour sa sécurité – les agents syriens peuvent avoir la main lourde lors des interrogatoires – et, admet notre interlocuteur, sans garantie que l’aspirant au djihad ne reparte pas aussitôt après.
En Irak, comme en témoigne une vidéo d’Al-Qaida placée plus tard sur Internet, le Biennois est enrôlé dans la Katibat al istichhaddiyyin, la «brigade de ceux qui veulent mourir en martyrs», placée sous le commandement du sanguinaire Abou Moussab al-Zarqaoui. Selon toute probabilité, il était destiné à être sacrifié dans un attentat-suicide, comme presque tous les djihadistes européens qui se sont rendus dans le pays durant cette période. «C’était un voyage sans retour. Très peu allaient au combat, ils étaient conduits à l’abattoir de façon quasi systématique», observe un policier européen au fait de ces questions.
A Berne, on indique que le pseudo «Abou Saad le Tunisien» a péri en avril 2006 dans des circonstances qui demeurent floues. A cette époque, les forces spéciales américaines ont tué de nombreux combattants d’Al-Qaida dans des assauts contre des «maisons conspiratives» au sud de Bagdad, parfois menés avec le renfort de l’aviation. «Il est mort lors d’une confrontation directe avec les Américains», confie une source biennoise. Son corps repose sans doute dans une fosse commune aux alentours de la capitale irakienne.
En Suisse, la famille du jeune homme est anéantie par l’événement. C’est sur sa plus jeune sœur que l’impact est le plus visible. Elle troque bientôt le jean contre le voile intégral, et hante les forums djihadistes sur Internet. Elle ira jusqu’à publier une fausse interview de sa mère, qui vante la vocation de martyr de son frère, et fournit des photos de famille qui seront ensuite utilisées pour un film de propagande d’Al-Qaida.
A le regarder, on mesure mieux le pouvoir de fascination de ces images, même pour un Occidental dépourvu de références coraniques. Le pseudo-Abou Saad y apparaît souriant, comme apaisé, aux milieux de compagnons d’armes aux visages doux et à la bonne humeur presque communicative malgré leurs kalachnikovs. Le discours d’Al-Qaida à ses recrues potentielles – «eux aussi avaient des pères et des mères, mais ils se sont levés pour laver l’humiliation faite à la nation musulmane» – s’accompagne de mélopées entêtantes, qui glorifient les jeunes tombés pour l’islam.
Le sort de la sœur est aujourd’hui incertain. Son père lui aurait coupé l’accès à Internet, son nom a été effacé de la boîte aux lettres familiale. Aux dernières nouvelles, elle se serait mariée et serait retournée en Tunisie.
D’autres Biennois ont-ils pu être inspirés par l’exemple d’Abou Saad? Le SRC insiste sur le fait qu’il s’est «dans une large mesure radicalisé tout seul», et qu’on ne lui connaît aucun complice dans l’organisation de son voyage en Irak. Au sein de la communauté tunisienne de Bienne, personne ou presque ne veut évoquer l’affaire: «C’est un sujet glissant dont nul ne veut s’approcher, confie un interlocuteur musulman. Beaucoup de jeunes ont été arrêtés en Tunisie à cause de cette affaire.»
Selon un connaisseur du dossier, un groupe de plusieurs «jeunes» a bien été interrogé par les services tunisiens, parce qu’ils connaissaient le pseudo-Abou Saad et fréquentaient la même mosquée que lui. Baptisée Arrahman («le Tout Miséricordieux»), celle-ci est connue pour pratiquer un islam politique et militant. C’est là que le père est venu chercher son fils après sa disparition en août 2005.
Pour Berne, rien n’indique que le Biennois ait pu être guidé vers le front irakien par une personne gravitant autour de la mosquée. «Je ne vois pas qui aurait pu l’encourager dans cette voie», ajoute Nicolas Blancho, président du Conseil central islamique suisse, qui est aussi un habitué de ce lieu de culte.
Les praticiens de l’antiterrorisme consultés par Le Temps en Suisse et à l’étranger sont pourtant unanimes: aucun volontaire venu d’Occident ne peut rejoindre Al-Qaida sans y être introduit par des personnes de confiance, qui démarchent parfois dans des mosquées ayant pignon sur rue. La probabilité que le jeune homme soit parti en Syrie, puis ait gagné l’Irak sans de solides recommandations est proche de zéro. Mais aujourd’hui encore, l’identité du ou des recruteurs qui auraient pu ouvrir les portes de l’organisation terroriste au jeune Tunisien reste un mystère, le plus grand de ce dossier.
A Bienne, on a beaucoup jasé sur l’histoire d’Ali, pseudonyme d’un jeune Kurde radicalisé à la mosquée Arrahman et qui est ressorti brisé psychologiquement d’un stage religieux en Egypte. Les parallèles avec le parcours d’Abou Saad sont évidents: «Il était dans une sorte de vide, il avait soif d’absolu, il se demandait quel était le sens de sa vie», raconte Alain Pichard, un enseignant biennois qui a mis le cas sur la place publique.
Au Caire, Ali se retrouve en compagnie d’islamistes tchétchènes, afghans et d’un candidat autrichien au djihad. Il a depuis abandonné ses convictions extrémistes, mais sa dérive l’a marqué au fer rouge: «Il me disait qu’il aurait pu faire n’importe quoi si on le lui avait demandé», poursuit Alain Pichard.
Depuis 2003, au moins quatre affaires de terrorisme islamiste ont été répertoriées dans la cité horlogère. Alain Pichard reproche aux autorités de la ville un certain aveuglement: «Leur discours, c’est de dire que Bienne est une cité multiculturelle où tout se passe bien, et ce qui perturbe cette image est assimilé à de la xénophobie.»
Pierre-Yves Moeschler , conseiller municipal en charge de l’intégration des étrangers, précise que la ville n’a ni les moyens, ni l’ambition de «surveiller idéologiquement» ses communautés immigrées. «L’intégration repose sur la bonne foi des gens», ajoute l’élu socialiste. La mort du jeune Tunisien en Irak lui inspire cette conclusion: «C’est une histoire individuelle, qui montre que nous avons un problème de gens pas enracinés en Suisse, qui se laissent posséder par la fermentation d’idées folles.»