Dans les entrailles du Sonnenberg, monstrueux témoin de la Guerre froide
Souterrains secrets
Premier épisode de notre série consacrée aux souterrains suisses. Aujourd’hui plongée dans le plus grand abri PC du pays, près de Lucerne, un bunker antiatomique géant où le cauchemar n’est jamais loin

C’est une grotte gigantesque, qui devait servir d’abri à 20 000 résidents lucernois, exemple formidable de l’obstination d’un petit pays neutre volontariste, décidé à vaincre la guerre atomique, et persuadé d’y arriver grâce à la ruse, la technologie et la planification.
On y accède aujourd’hui depuis le jardin public du Sälihalde. Sous les balançoires des enfants insouciants du XXIe siècle se trouvent plus bas, quelques mètres sous terre, d’immenses installations tout droit sorties du cerveau d’ingénieurs et de politiciens tétanisés par Hiroshima et Nagasaki, inquiets de la Guerre froide, et bien conscients que la géographie et la taille de la Suisse rendaient impossible toute évacuation de population en surface.
L’autodéfense passait par une solution verticale, en profondeur, comme à Londres où les habitants descendaient dans le métro pendant les bombardements allemands, se souvient Werner Heierli, un des pères de la politique suisse des abris. L’enfouissement sous terre est une des meilleures protections contre l’effet de souffle et les radiations, encore aujourd’hui.
Le tunnel du Sonnenberg était le plus grand abri du monde quand il fut construit, entre 1971 et 1976, pour fournir à la ville les milliers de places qui lui manquaient selon la loi de 1964 sur la protection civile (voir encadré). Ce fut le coup de génie des autorités: la ville devant construire un tunnel autoroutier de contournement de la ville, pour accompagner son développement économique, elle allait construire un tunnel polyvalent, qui pourrait être transformé en refuge en cas de crise, grâce à d’énormes portes en béton verrouillant hermétiquement les accès aux deux tubes. De quoi abriter un tiers des habitants de Lucerne. Ce projet permettrait de plus à la ville de bénéficier de deux subventions fédérales de plusieurs dizaines de millions de francs, pour le transport et pour la protection civile.
Tout avait été soigneusement étudié, et la visite de ce qui reste de l’abri du Sonnenberg – l’abri a été partiellement démantelé en 2006 – est édifiante. Si les deux tubes autoroutiers n’ont jamais effectivement servi de dortoirs géants, la structure de commandement, dite la Caverne, est toujours en place, installée sur sept niveaux à cheval au milieu des deux tubes, avec ses dépôts de lits, de sièges de toilettes, de bidons d’eau géants et de rations de survie (sans date de péremption), sa salle de briefing pour les chefs d’abri, son hôpital, sa station de radio, son central téléphonique, sa cuisine, ses cellules de confinement et ses machines de ventilation activables à la main en cas de panne de générateur.
Couloir après couloir, les murs sont verts – pour mimer la nature – et jaunes – une couleur bonne pour le moral, disaient les psychologues à l’époque. Une exception: non loin de la salle d’opérations de l’hôpital, une salle possède des murs roses: ç’aurait été la maternité – les ingénieurs paranoïaques ont pensé à tout. Les horloges à aiguilles sont munies d’un bouton qui passe du noir à l’orange, pour indiquer si c’est le matin ou l’après-midi – nous sommes avant l’ère des montres digitales. Pas de fenêtre bien sûr, mais un système de ventilation hi-tech pour l’époque permettait de renouveler l’air des tunnels sans y faire entrer de l’atmosphère contaminée. Des ascenseurs géants assuraient la descente sur la chaussée du matériel pour les réfugiés.
Partout, du matériel de pointe, des équipements haut de gamme – au point qu’un des appareils de radiologie, donné bénévolement à la Gambie dans les années 1990, était encore en service en 2005. Un générateur de secours a aussi été prêté à la centrale de Mühleberg en 2006. Et pas plus tard que fin 2015, 2000 lits de secours du Sonnenberg ont été prêtés en urgence au Bade-Wurtemberg, qui cherchait du mobilier pour accueillir ses réfugiés. A Lucerne, on se préparait au pire avec application.
La visite est spectaculaire, mais totalement silencieuse: rien d’humain dans ces vestiges d’installations restées à l'identique, fantasme d’un monde fermé et préréglé, autosuffisant et complet. On pense aux jeux vidéo «Fallout», aux mondes souterrains des films de James Bond.
Sauf que. Le Sonnenberg a beau donner toutes les apparences d’un monde maîtrisé, fonctionnel et parfaitement organisé, les Lucernois ont vite compris que le tunnel était trop grand, et avait été construit trop tard, selon des conceptions dépassées.
Il suffit de contempler la reconstitution d’un dortoir pour comprendre que même si les portes de 350 tonnes chacune (le poids d’un avion) auraient effectivement pu stopper le souffle d’une bombe d’une mégatonne qui serait tombée à moins d’un kilomètre de l’abri, les résidents du tunnel ne seraient pas sortis intacts de l’expérience. Car c’est dans l’abri que la guerre aurait éclaté.
Il faut s’imaginer des lits superposés sur une enfilade d’1,5km par tube, sans espaces collectifs, sans distractions, si ce n’est les programmes diffusés par le studio radio interne, avec très peu de sanitaires, et pas de douches du tout. Autant les installations technologiques ont été étudiées – filtration de l’air avec un système de cheminée réversible, résistance aux chocs, durabilité des équipements – autant le bien-être des éventuels réfugiés a été totalement ignoré.
Les images présentées alors par la propagande d’Etat sont idylliques, montrant des familles confortablement installées pour attendre la fin du monde. Pas sûr pourtant que le principe «emergency renders obedient», le danger rend obéissant, aurait fonctionné à moyen terme. Les normes étaient de 1 m2 au sol et de 2,5 m3 par personne – en deçà des normes d’espace vital requis dans les cellules collectives des prisons aujourd’hui. Les réfugiés étaient censés rester deux semaines dans l’abri, le temps qu’à l’époque on jugeait nécessaire pour assurer un retour à l’air libre en sécurité. Ils se seraient probablement écharpés bien avant de sortir. Crises de panique, conflits familiaux, crainte de l’étranger qu’on ne connaît pas, haine du voisin qu’on connaît trop, manque de vivres, maladies, délits voire crimes: les livres et les films de science-fiction sur les dérives de la vie collective en vase clos permettent d’imaginer tout ce qui aurait pu mal tourner.
Même en s’en tenant au strict plan technique, plus personne ne nie que le Sonnenberg n’aurait jamais pu fonctionner, ou du moins pas comme prévu. On ferait différemment aujourd’hui reconnaît Heinz Herzig, de l’Office fédéral de la protection de la population. Il fallait au moins deux semaines pour installer tout le matériel et le ravitaillement: or cette conception tirée de l’expérience de la Guerre froide, avec des conflits qui se déroulaient sur un temps assez long et pouvaient être anticipés, a très vite été périmée.
Le système lui-même n’était pas très fonctionnel: un essai de répétition, l’opération Fourmi en 1987 s’est mal passé, devant des journalistes venus du monde entier. Le responsable du site étant mort avant l’exercice sans avoir laissé de notes et d’explications, il a été impossible de faire rentrer tout ce qui avait été envisagé. On s’est aussi rendu compte qu’aucun emplacement pour les stocks de vivres n’était prévu et la capacité prévisionnelle est passée de 20 000 à 17 000 personnes; enfin une des quatre portes n’a jamais consenti à se fermer: autant dire que l’abri n’abritait rien.
Son entretien coûtait pourtant plus de 300 000 francs par an: la décision fut prise en 2002 de démanteler le Sonnenberg, qui commença sa 2e vie quatre ans plus tard, après n’avoir par chance jamais réellement commencé la première. Le tunnel autoroutier n’accueillera jamais 20 000 personnes, il ne servira jamais d’abri. Mais la structure de commandement de sept étages qui le chevauche perdure, avec une capacité de 2000 places (de quoi empêcher toute demande de remboursement de la subvention fédérale). Surtout, la police lucernoise occupe les locaux, utilisant des salles de l’hôpital comme cellules en cas d’urgence. Ce fut le cas en lors d’une manifestation sauvage en 2007: 250 personnes ont alors passé la nuit dans la Caverne. Quelques cellules sont disponibles, et des mannequins de policiers ont été disposés pour les visites, un peu plus grands que nature, pour impressionner. Des services d’entretien de la ville y ont également accès.
Le Sonnenberg continue de vivre aujourd’hui aussi grâce à l’association Unterirdisch-überleben, qui organise des visites (on peut même s’élancer sur un Segway à travers ses couloirs!). Y sont aussi organisés des concerts, des lectures. Un morceau d’une histoire en béton, trace d’un passé dépassé.
Les abris PC, une singularité suisse
Dites «abris PC» à un Suisse et vous n’obtiendrez pas grand-chose – l’objet est trop ordinaire et trop peu important. Nous avons lancé un appel à témoignages sur Facebook, qui n’a reçu aucun écho. Les abris font pourtant partie de l’identité suisse comme le chocolat, les banques et les montres.
Les Suisses sont-ils particulièrement paranoïaques? Les premiers abris ont été construits sur une base volontaire avant la Seconde Guerre Mondiale, c’étaient des abris antiaériens. Ils sont devenus obligatoires dans les nouvelles constructions en 1963 (voir chronologie): «Chaque habitant doit disposer d’une place protégée dans un abri situé à proximité de son lieu d’habitation et atteignable dans un délai raisonnable.» «Lors de la construction de maisons, de homes et d’hôpitaux, les propriétaires d’immeubles doivent réaliser des abris, les équiper, et ensuite les entretenir.»
En 1964 sont énoncées les spécifications – taille minimale, porte blindée, issue de secours, système de ventilation pour filtrer l’air des particules radioactives ou des agents chimiques. Les plans étaient assez simples pour pouvoir être suivis par n’importe quelle entreprise de construction en évitant les monopoles, et le tout devait rester bon marché, raconte Werner Heierli, l’un des pères des bunkers suisses. Ingénieur, patriote fervent, il a travaillé pendant près de 40 ans pour la Confédération.
Le coût des abris ne devait pas renchérir de plus 2% de la construction, mais les propriétaires pouvaient choisir de s’acquitter à la place d’une contribution de remplacement, que payent aussi anciens immeubles et maisons. Il ne s’agissait pas d’arriver à une protection absolue, impossible, mais elle devait être optimale.
La bonne idée des politiques suisses a immédiatement été de considérer que les abris devaient avoir un deuxième rôle, pour que leur coût soit accepté de la population. Cave pour mettre du vin, du matériel de ski, un studio de musique – les propriétaires ont le choix, pourvu que le local puisse rapidement retrouver sa fonction d’abri: il est donc interdit de toucher à ses structures. Des contrôles ont théoriquement lieu tous les cinq ans, effectués par les miliciens incorporés dans la protection civile des communes.
Le programme était lancé pour durer, et aujourd’hui les besoins sont satisfaits à hauteur de 106% autrement dit les résidents suisses ont tous plus qu’une place en abri – sans savoir forcément où elle se trouve. Tout le territoire n’est pas également couvert, ainsi la couverture du canton d’Obwald atteint 154%, mais celle de Saint-Gall seulement 54%, selon les chiffres de l’OFPP.
Depuis la chute du mur de Berlin, l’obligation de construire des abris PC ou de verser des contributions de remplacement a été régulièrement attaquée. La dernière attaque a failli être la bonne, en 2011, mais le texte préparé depuis deux ans aux Chambres est arrivé au Conseil national deux jours après la catastrophe nucléaire de Fukushima: l’obligation a été maintenue puis allégée.
Seuls les nouveaux bâtiments de plus de 38 pièces doivent prévoir un abri si suffisamment de places collectives ne sont pas déjà disponibles. Les contributions de remplacement sont désormais collectées non plus par les communes mais par les cantons, la protection devant être planifiée au niveau du canton. Des centaines de milliers de francs sont d’ailleurs bloquées aujourd’hui dans certaines communes, qui refusent de rendre la manne…
On considère que les 320 000 abris aujourd’hui recensés ont au total coûté 12 milliards de francs sur 30 ans, le double de ce qui avait été envisagé hors inflation – pas si mal, pour Werner Heierli. La priorité aujourd’hui n’est plus d’en construire de nouveaux mais de veiller à leur maintenance. Les abris ont depuis quelques années trouvé une nouvelle utilisation: ils peuvent être réquisitionnés pour les réfugiés et demandeurs d’asile, ou en cas de catastrophe.
Ils suscitent encore souvent l’admiration des spécialistes à l’étranger, tout en étant parfois décriés en Suisse.
Petite chronologie des abris PC
1937: Premières aides fédérales pour la construction d’abris antiaériens
1950: Premier décret qui rend obligatoire la construction d’abris dans les nouveaux bâtiments
1952: Echec du référendum qui voulait imposer la construction d’abris même dans les anciens bâtiments
1963: Entrée en vigueur de la loi fédérale sur la protection civile, votée en 1959
1964: Entrée en vigueur de la loi sur les abris. Boum de la construction
1971: La Conception 1971 est adoptée, un programme PC de longue durée et qui impose le principe d’une place protégée par résident
1995: Entrée en vigueur de la révision complète de la Loi sur la protection civile
2004: Révision totale de la législation sur la protection civile; nouvelle Loi
2012: Entrée en vigueur de la révision partielle de la loi sur la protection civile
2015: La Suisse compte 8,7 millions de places protégées dans des abris, dont 85% dans des maisons d’habitation
Le saviez-vous?
Dans les années 1960 a été inventé le concept de mégamorts (un million de morts), comme on parle de mégatonnes ou de mégawatts: ainsi qu’en témoigne un article de la Gazette de Lausanne de 1963, il semblait sûr que les nouveaux conflits seraient extrêmement meurtriers. Une des raisons qui explique le développement des abris PC.
Un photographe américain a consacré un livre en 2005 aux abris PC dans le monde, «En attendant la fin du monde». Pour Richard Ross, «en cas de guerre nucléaire ne s’en sortiraient vivants que l’exécutif américain, quelques Israéliens, les Suisses, les Mormons, et divers insectes».
Après avoir fermé le Sonnenberg, Lucerne présente à nouveau un déficit en matière de places d’abri.