Le 25 mars 2017, l’UE fête les 60 ans du Traité de Rome, texte fondateur du projet européen aujourd’hui mis à mal par le Brexit et la montée des populismes. À cette occasion, nous republions notre grande série de l'été 2016 sur la manière dont la Confédération helvétique a nourri le projet de fédération européenne


Ce dimanche 21 mai 2000, huit ans après le «dimanche noir» du 6 décembre 1992 et le refus de l’Espace économique européen (EEE), le ciel semble enfin se dégager pour le Conseil fédéral et pour la Suisse. Le ministre de l’Economie, Pascal Couchepin, peut se montrer lyrique: «C’est un dimanche ensoleillé que nous célébrons. La nuit sera étoilée.» Par une majorité de 67,2%, le peuple suisse vient d’accepter le premier paquet d’accords bilatéraux négociés depuis 1994 avec l’UE.

L’opposition de la droite nationaliste aura été molle. Ce sont deux petites formations, la Lega tessinoise et les Démocrates suisses, qui ont lancé le référendum. Divisée, craignant des conséquences négatives pour l’économie, l’assemblée des délégués de l’UDC a pour la première fois désavoué son leader, Christoph Blocher, et recommandé le oui. Les grandes associations économiques se sont cette fois massivement engagées: plus de 10 millions de francs investis pour approuver les accords.

Le oui de mai 2000 fait oublier le retour de manivelle antieuropéen de 1992. Oublié encore le Röstigraben entre Romands pro­européens et Alémaniques eurosceptiques. Mais gare aux apparences: la voie bilatérale, si célébrée depuis, «a été moins choisie par la Suisse qu’imposée», écrit Daniel S. Miéville dans 6 décembre 1992. Le non de la Suisse à l’Europe (collection Le savoir suisse, Presses polytechniques et universitaires).

Les vainqueurs du 6 décembre n’avaient d’ailleurs rien à proposer. Dans une grande interview, quelques jours après le rejet de l’EEE, le stratège du non, Christoph Blocher, l’a d’ailleurs avoué: «La discussion sur ce qu’il convient de faire ne fait que commencer», a-t-il concédé… Blocher se cramponne à un mot: l’Alleingang, la voie solitaire. Son programme? Négocier au cas par cas des arrangements et ouvrir davantage la Suisse au monde.

«Nous n’avons plus le choix»

Le ministre de l’Economie, Jean-Pascal Delamuraz, résume la situation héritée du nein lors de la séance spéciale du parlement en avril 1993: «Le Conseil fédéral a dit avant le 6 décembre que la négociation bilatérale n’avait pas de véritable avenir par rapport à un véritable accord multilatéral. Maintenant que nous en sommes exclus, nous n’avons simplement plus le choix.» Même le président de la Confédération pour 1993, l’UDC Adolf Ogi, semble désorienté: «Nous devons tout essayer, maintenir toutes les portes ouvertes pour nous en sortir.»

Le Conseil fédéral rend public son plan le 25 février 1993. Un bon mot le résume: «Etre adhésif à défaut d’être adhérent.» Soit négocier avec Bruxelles dans tous les domaines où la Suisse craint d’être marginalisée, reprendre toutes les adaptations et assouplissements législatifs indispensables que l’on aurait intégrés en cas d’adhésion à l’EEE et réformer le marché suisse pour le rendre plus concurrentiel.

Le «mur des lamentations»

Pour y parvenir, les diplomates helvétiques ont déposé auprès de leurs collègues européens de la commission mixte, chargée du suivi de l’Accord de libre-échange de 1972, une requête portant sur l’ouverture de négociations sectorielles pour seize points sensibles. Le chef de la Mission suisse auprès de la Communauté, l’ambassadeur Benedict de Tscharner, dirige la délégation exploratoire. Il se montre alors sceptique: «Nous ne sortons pas découragés de cette première prise de contact. Mais il faut être réaliste, il y aura des difficultés dans chaque dossier.»

«Le Nouveau Quotidien» appuie là ou ça fait mal: «A Bruxelles, la Suisse inaugure son mur des lamentations», écrit-il. La Communauté avait d’autres priorités: l’introduction de l’euro, les perspectives à offrir aux douze pays d’Europe de l’Est sortis du joug communiste. L’ambiance n’est guère constructive: «Les autorités suisses nous tournent en bourrique», se plaignent les eurocrates auprès du correspondant bruxellois du «NQ».

Les vraies négociations mettront deux ans pour s’ouvrir réellement. Et là, mauvaise surprise. A la Suisse qui refuse de céder sur la limite des 28 tonnes pour la traversée des Alpes, Bruxelles oppose un mandat de négociation comprenant un accord global sur les transports et surtout de nouvelles exigences dans le domaine de la libre circulation des personnes. Un mandat «qui ne soulève pas l’enthousiasme à Berne», écrit non sans euphémisme le «Journal de Genève et Gazette de Lausanne». Première impasse.

A Berne, les négociateurs ont changé. A Franz Blankart, l’homme de l’EEE peu prisé de Jean-Pascal Delamuraz, succède le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères Jakob Kellenberger, Appenzellois discret, affable, grand Européen et homme de culture. Sauf que Bruxelles fait la tête. En 1995, la délégation suisse s’avoue plutôt dépitée. Mario Monti, le commissaire européen italien chargé du Marché intérieur, qui a grandi à quelques kilomètres du Tessin, campe sur des positions fermes.

«Ce professeur de droit italien a en effet clairement expliqué aux représentants helvètes qu’il était vain d’attendre des avancées dans des dossiers comme la recherche et le transport aérien si le problème de la libre circulation des personnes restait bloqué», écrit la Basler Zeitung, qui note les propositions suisses: suppression du statut de saisonnier, quelques modifications pour les travailleurs frontaliers. Mais maintien du contingentement des étrangers sur son sol…

Blocher et l’UDC en embuscade

Les Européens ont un grief supplémentaire envers la Suisse. Ils s’interrogent sur la fiabilité d’un gouvernement soumis à la pression de référendums imprévisibles. Ils ont compris que Christoph Blocher et l’UDC resteront toujours en embuscade, brandissant la menace d’un recours au peuple. Comment débloquer la situation? En misant sur une convergence à terme, même si la demande d’adhésion suisse à la Communauté n’a plus aucune valeur juridique. Benedict de Tscharner s’en souvient: «Après l’adhésion de pays membres de l’AELE comme l’Autriche ou la Suède, les dirigeants européens estimaient que la Suisse avait vocation à rejoindre la future Union. En ce sens, la candidature suisse a sans nul doute permis d’aller plus loin et plus vite dans la conclusion des accords.»

Suprême ironie politico-diplomatique, c’est donc un petit peu en raison de la lettre de candidature, «gelée» par le «Nein» de 1992, que, le 12 décembre 1998, le ministre des Affaires étrangères, Flavio Cotti, celui de l’Economie, Pascal Couchepin, successeur de Delamuraz, et Jakob Kellenberger ont pu mettre la dernière main, à Vienne, aux 800 pages des sept premiers accords bilatéraux avec l’UE: transport aérien, ouverture des marchés publics, participation aux programmes de recherche, agriculture, abolition des obstacles techniques au commerce, transports terrestres et libre établissement des personnes.

Non sans que les Suisses aient, au passage, avalé une ultime couleuvre: la fameuse clause «guillotine» qui lie tous les accords et permet de les dénoncer ensemble si l’un d’entre eux tombe. La volonté helvétique d’obtenir une dérogation à la libre circulation des personnes en cas de crise n’a pas été exaucée. Loin s’en faut. Jusqu’à ce que cette douloureuse question refasse surface brutalement, un certain 9 février 2014, avec l’initiative de l’UDC sur l’immigration de masse…


Vingt ans plus tard, l’heure du «Swissxit» dont rêvait l’UDC… (fiction)

Et si, vingt ans après le oui au premier paquet d’accords bilatéraux «sectoriels», la Suisse voyait les portes du grand marché se refermer? Imaginons… Bruxelles, 13 mai 2020. Devant le collège des Commissaires, Frans Timmermans – l’ex-numéro deux néerlandais de Jean-Claude Juncker devenu président de la Commission – termine de lire le communiqué lapidaire qu’il s’apprête à répéter en conférence de presse devant les journalistes à quelques jours du référendum prévu en Suisse le 17 mai:

«Nous espérons que les électeurs suisses, dont nous avons toujours respecté les choix, comprendront que l’Union européenne est un espace régi par le droit. Cette offre est la dernière. Il n’est plus possible que nos relations avec un pays voisin aussi important que la Confédération helvétique dépendent de négociations constantes. La chambre extraordinaire de la Cour européenne de justice, qui s’occupera d’arbitrer nos futurs différents avec le Royaume-Uni, est le modèle que nous souhaitons suivre. C’est une chance pour nos peuples, nos économies, et la stabilité de notre zone commune de prospérité.»

Retour aux urnes

L’ambassadeur de l’Union à Berne depuis 2016, le Danois Michael Matthiessen, sait qu’il va vivre ce 17 mai 2000 un des moments les plus forts de sa carrière diplomatique. C’est ce jour-là, vingt ans tout juste après le référendum qui approuva le premier paquet d’accords bilatéraux le 21 mai 2000, que les Suisses sont conviés à retourner aux urnes pour répondre à une question simple consécutive au Brexit britannique et au nouveau statut de membre associé négocié par Londres: «Acceptez-vous un accord-cadre entre la Suisse et l’Union et son contrôle supranational?»

Après avoir accepté la surveillance de cette cour européenne, donc de juges étrangers, en échange de leur maintien au sein du marché unique, le gouvernement britannique a exigé de la Commission l’abandon de tout autre régime d’exception, afin de vendre ce deal à son opinion publique comme le meilleur possible. Comme lors de la campagne sur le Brexit, qui avait entraîné un blocage bilatéral total entre Bruxelles et Berne à la demande de David Cameron, la Suisse s’est retrouvée prise en otage.

L'Alleingang sur la table

L’enjeu du vote est clair. L’accès au marché unique contre le respect de règles contraignantes. Avec, pour la libre circulation des personnes, la mise en place de quotas négociés pour cinq ans, soit la durée d’une législature du Parlement européen, associé aux discussions. Le statut négocié par le Royaume-Uni prévoit en plus que Londres contribuera jusqu’en 2030 aux fonds structurels versés aux pays membres entrés dans l’UE en 2004. La Confédération devra, en cas de victoire du oui, mettre aussi la main au portefeuille.

Qu’adviendra-t-il? En ce printemps 2020, tous les sondages donnent le non vainqueur. L’Alleingang, cette voie solitaire si souvent prônée, est plus que jamais sur la table. Panique des entreprises. Etat d’urgence à la Banque nationale. «Nous avons toujours voulu ce Swissxit. Nous pouvons en payer les conséquences», rugit Christoph Blocher. A bon entendeur…


Les acteurs

Flavio CottiNé en 1939. PDC, Conseiller fédéral de 1987 à 1999. Aux Affaires étrangères en 1993. Europhile, il juge l’EEE indigne de la Suisse et penche pour l’adhésion à l’UE. Signe les premiers accords bilatéraux.

Pascal Couchepin. Né en 1942. Radical. Conseiller fédéral de 1998 à 2009. La voie bilatérale est la seule solution possible pour la Suisse, selon lui.

Mario MontiNé en 1943, Commissaire européen de 1995 à 2004. Principal interlocuteur de la Suisse. Président du Conseil italien de 2011 à 2013.

Jakob Kellenberger. Né en 1944. Diplomate. Etudie à Zurich, Tours et Grenade. Secrétaire
d’Etat aux Affaires étrangères de 1992 à 1994. Il négocie le premier paquet bilatéral. Président du CICR de 2000 à 2012.

Espace Schengen. Créé par l’accord signé en 1985 à Schengen (Luxembourg). Il comprend les territoires de vingt-six Etats, dont la Suisse, qui a approuvé par référendum son entrée dans cet espace en juin 2005. Intégrée au dispositif Schengen (levée des frontières) depuis le 12 décembre 2008, la Confédération voit sa participation compliquée par l’initiative du 9 février 2014 contre l’immigration de masse.


Episodes précédents

Merci!

Cette série d’articles parus depuis le 11 juillet a bénéficié de l’accès aux archives de la Fondation Jean-Monnet à Lausanne et du Centre européen de la culture, à Genève. Remerciements particuliers au professeur Disan Sidjanski et à toute l’équipe d’archivistes de la FJM. Un grand merci également au service de documentation du journal «Le Monde».