Initiative
Fin novembre, les Suisses se prononceront sur un objet dont le visuel a conquis les balcons du pays: l’initiative pour des entreprises responsables. Au bénéfice d’une mobilisation impressionnante, le texte est l’aboutissement d’un combat démarré il y a près de dix ans

En vote le 29 novembre, l’initiative «Pour des multinationales responsables» provoque un vif débat, qui excède le seul champ économique. Nous proposons une série d’articles sur cet enjeu.
- Questions-réponses pour résumer les enjeux: L’initiative sur les «multinationales responsables» en six questions
- Le pourquoi et le comment de notre dossier spécial: «Multinationales responsables»: pourquoi un tel émoi populaire?
- Notre éditorial: Des entreprises responsables pour une prospérité respectueuse
Nous sommes le 11 mars 2015, il est 17 heures. Au parlement fédéral, la session de printemps bat son plein et les conseillers nationaux sont appelés à voter sur un objet d’allure familière: la «Mise en œuvre du rapport de droit comparé du Conseil fédéral sur la responsabilité des entreprises en matière de droits humains et d’environnement».
La motion propose de profiter de la révision du droit de la société anonyme pour ajouter une «obligation de diligence» dans les deux sujets précités. Fait rare, le scrutin est si serré qu’il débouche sur une égalité parfaite: 90 voix partout. Le président doit faire usage de son «vote prépondérant»: Stéphane Rossini (PS/VS) tranche pour le oui. Les ONG jubilent, cela faisait des années qu’elles militaient en faveur de ce premier pas. La joie sera de courte durée.
Quelques minutes plus tard, la conseillère nationale Elisabeth Schneider-Schneiter (PDC/BL) dépose une motion d’ordre pour exiger un nouveau scrutin: «Certains députés ont voté faux», dit-elle. La gauche s’offusque. La Bâloise rappelle qu’une situation analogue a surgi quelques jours plus tôt à leur bénéfice. Un vote pour décider de revoter est approuvé et, par 95 voix contre 86, le premier vote est renversé et l’initiative pour des entreprises responsables est née.
«Nous avons décidé d’agir à la racine»
«Ce jour-là, nous avons réalisé que nous n’arriverions à rien au parlement et qu’il fallait passer à autre chose, raconte Chantal Peyer, porte-parole du comité d’initiative pour des entreprises responsables. D’autant que nous nous étions déjà engagés sur le sujet depuis le début de la décennie.» Déposée avec plus de 135 000 signatures en 2012 par Amnesty, Pain pour le prochain, Action de carême, Public Eye, Alliance Sud et une cinquantaine d’autres organismes auprès de la Chancellerie fédérale, la pétition «Droit sans frontières» demandait en effet déjà au Conseil fédéral et au parlement de «faire en sorte que les entreprises dont le siège est en Suisse soient obligées de respecter les droits humains et l’environnement partout dans le monde». Sans succès.
Son contenu a largement été repris par l’initiative, qui exige que les maisons mères domiciliées en Suisse soient tenues responsables de leurs filiales directes et économiques [auxquelles elles achèteraient une majeure partie de la production] à moins qu’elles ne prouvent avoir fait preuve de la diligence requise pour prévenir le dommage. Elle ouvre également la possibilité aux lésés de l’étranger d’engager une procédure civile en Suisse pour s’en plaindre. «L’idée d’agir à la racine n’est pas nouvelle, dit Chantal Peyer. Depuis des années, nous menons des enquêtes et discutons avec les firmes pour remédier à ces violations des droits humains. Toutefois, la situation s’améliore peu. Il faut une action politique. Notre pétition n’a pas fonctionné, le parlement n’a pas non plus voulu soutenir la motion. Restait la possibilité de l’initiative. Une première, pour un groupe d’ONG comme le nôtre.»
L’UDC à la rescousse d’un contre-projet
S’appuyant sur un large réseau d’organisations, le collectif récolte rapidement les 100 000 signatures nécessaires et la proposition populaire est déposée en 2016. Démarre un interminable processus parlementaire rythmé par de nombreux rebondissements. En 2017 pourtant, les choses semblent devoir se précipiter: un contre-projet formulé par la Commission juridique du Conseil des Etats est coulé par celle du Conseil national. «Et là, nous avons pensé voter sur l’initiative dès l’année suivante», dit Chantal Peyer. C’était compter sans l’irruption d’un allié inattendu: Hans-Ueli Vogt (UDC/ZH), professeur de droit connu pour son engagement contre la Cour européenne des droits de l’homme.
«Monsieur Vogt nous a contactés en 2018, se rappelle Chantal Peyer. Au début, nous ne savions pas si nous voulions lui parler.» Convaincu que l’initiative pourrait gagner en votation fédérale, le politicien souhaite développer une alternative à soumettre à la population. Il façonne un nouveau projet ne concernant que les grandes entreprises et limitant la responsabilité civile aux filiales juridiques. Les initiants s’annoncent prêts à retirer leur texte à son profit. Cela n’arrivera toutefois jamais. Un contre-projet de dernière minute, proposé par la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, s’imposera en conférence de conciliation parlementaire, mais les initiants n’y voient qu’un «tigre de papier». Nous sommes en juin 2020: le combat final peut commencer. Les initiants n’ont toutefois pas attendu si longtemps pour affûter leurs armes.
Un drapeau, pour les rassembler tous
Depuis 2016, le mouvement s’est en effet mobilisé de manière massive. Film publicitaire, mobilisations publiques et les fameux drapeaux. Fabriqués en Grèce par l’entreprise suisse Manroof à partir de PET recyclé, ils ont conquis les balcons de toute la Suisse. L’avantage est triple: les couleurs de la campagne demeurent visibles sans limite de temps, coûtent beaucoup moins cher et les habitants se font ambassadeurs. Depuis le premier drapeau imprimé début 2018, le comité affirme en avoir distribué 70 000. Ils s’affichent partout, plus particulièrement chez les partisans les plus convaincus de l’initiative: les membres des comités régionaux. «Pour convaincre, nous avons misé sur la proximité», souligne Chantal Peyer. Et ça marche. Plus de 450 antennes indépendantes militent actuellement dans tous les cantons du pays, sans exception. Certaines anciennes, d’autres bien plus récentes, comme à Saint-Imier (BE).
«Je ne me suis jamais engagée en politique auparavant, mais là, je ne pouvais pas rester sans rien faire, témoigne Martine Bourquin, retraitée fondatrice de l’antenne du Jura bernois. L’engouement autour de cette initiative, c’est un ras-le-bol. Il faut arrêter de prendre les gens pour des andouilles. On s’insurge quand les jeunes cassent du mobilier urbain, mais des pollutions massives suscitées par des entreprises suisses à l’étranger ne posent aucun problème?» L’été dernier, elle contacte les initiants, qui accueillent à bras ouverts la fondation de son comité: neuf personnes s’y engagent. Et fournissent un travail qui a, selon elle, déjà porté ses fruits: «Samedi dernier, nous avons distribué 300 flyers à 300 personnes avec qui nous avons discuté individuellement. Chaque comité fait ça dans tout le pays. Je crois que les chances de l’emporter sont réelles.»
Goliath contre Goliath
Le prisme romand peut cependant être trompeur. Si les francophones semblent acquis à la cause, les Alémaniques sont plus sceptiques. Et comme une initiative demande une double majorité – peuple et cantons – chacune des 26 circonscriptions helvétiques compte. Economiesuisse l’a bien compris et s’investit avant tout dans ces swing states. «C’est notre stratégie depuis le début, confirme Cristina Gaggini, directrice romande de la faîtière. Nous mettons l’accent aux bons endroits pour emporter la majorité des cantons.» Elle ne dira pas où, cependant on le sait: un habitant de Glaris équivaut par exemple à près de 40 zurichois.
La cheffe de campagne tient cependant à le souligner: «Nous ne combattons pas l’objectif de l’initiative mais ses instruments. Il est évident que nous ne nous opposons pas aux droits de l’homme. Ni à la préservation de l’environnement. Au contraire, nous pensons que la grande majorité des entreprises domiciliées ici respectent ces principes. Mais l’initiative aurait des effets contre-productifs, puisque des firmes suisses pourraient abandonner certains pays compte tenu des risques juridiques. Alors qu’elles y fournissent actuellement des places de travail.»
La directrice tire à boulet rouge sur ses opposants, qui, selon elle, ne jouent pas franc-jeu: «Ils essaient continuellement de minimiser la portée de leur texte, qui touchera aussi les petites entreprises, déplore-t-elle. C’est préoccupant en démocratie.» Les mots sont durs, à l’issue d’une bataille à nulle autre pareille: «La campagne est exceptionnellement longue, juge la défenseure de l’économie. Des années. C’est du jamais-vu. Et puis les moyens sont énormes.» Le magazine Bilanz évoque 8 millions de francs investis par Economiesuisse, ce que Cristina Gaggini nie: «C’est beaucoup moins.» Les initiants seraient aussi bien dotés, cependant la transparence n’est pas non plus de mise dans leur camp.
Dieu soutient les ONG
A l’instar des voies du Seigneur, impénétrables, les budgets demeurent opaques. Les représentants du divin ont quant à eux clairement choisi leur camp: les initiants. C’est l’une des autres particularités de cet objet: l’intervention massive des Eglises dans la campagne. Ces dernières disposent de leur propre portail partisan, sur lequel s’affichent des centaines de prêtres et de pasteurs convaincus du bien-fondé de la proposition. «Pour moi, c’est une évidence», souligne Pierre-Philippe Blaser, président de l’Eglise réformée du canton de Fribourg et membre du Conseil de l’Eglise réformée de Suisse, qui base sa réflexion sur quatre grands axes.
«La notion de dignité pour commencer: théologiquement l’homme est créé à l’image de Dieu. En vertu de cela, chaque humain a une dignité à défendre. L’éthique de la réciprocité, ensuite: ne pas faire aux autres ce que vous ne voulez pas que l’on vous fasse. Puis, la tradition biblique de la défense de la veuve et de l’orphelin, qui veut que les personnes qui n’ont pas de droit soient du côté de Dieu: «ne méprisez pas ces petits», dit l’Evangile. Enfin, la protection de l’environnement se retrouve dans le récit de la Création. L’habitat de l’être humain mérite d’être protégé.» L’engagement ecclésiastique a été sévèrement critiqué compte tenu, selon les cantons, de l’argent que les Eglises perçoivent de l’Etat. Une remarque que le religieux balaie: «Face à des enjeux éthiques aussi importants, nous avons le devoir de donner notre avis et de le faire savoir.»
La droite désunie
Cet avis, une partie de la droite politique a également voulu le partager. «La question n’est pas de gauche ou de droite, mais simplement d’être correct ou non», défend un comité bourgeois formé de plusieurs figures suisses comme Dominique de Buman, ancien président du Conseil national (PDC/FR), Dick Marty, ancien sénateur et rapporteur de l’ONU (PLR/TI), ou encore Giusep Nay, ancien président du Tribunal fédéral (PDC/GR). «La plupart des entreprises respectent déjà ces règles, précisent les partisans de droite. Il s’agit d’astreindre aux mêmes contraintes celles qui ne le font pas.» A ne pas se méprendre, si ce comité, les vert’libéraux et la jeunesse PDC soutiennent le texte, la plupart des politiciens conservateurs s’opposent à l’initiative. Dans une campagne marquée du sceau des ONG, leurs dissidents se font cependant remarquer, certains plus que d’autres.
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C’est le cas de l’UDC valaisanne: «Le texte demande le respect des droits de l’homme universels, défend l’un de ses représentants, Jérôme Desmeules (UDC/VS). Celui qui ne se reconnaît pas dans ces principes devrait se poser des questions. Nous n’aimons pas qu’on vienne faire la police chez nous et ne voulons pas la faire à l’étranger. Mais le plaignant doit venir se manifester en Suisse et la procédure est uniquement civile. Nous pensons que ce qu’on ne tolérerait pas ici ne devrait pas être toléré ailleurs. Enfin, il faut souligner que les sociétés auxquelles on reproche des violations n’ont souvent de suisse que leur boîte aux lettres et peu d’égard pour les valeurs nationales. Si c’est pour en plus salir notre réputation à l’étranger, nous ne sommes pas d’accord.» A noter qu’un comité d’entrepreneurs soutient également l’initiative.
Dix ans de lutte
«C’est la force de notre mouvement, se réjouit Chantal Peyer: dépasser les clivages habituels.» Marquée par de nouvelles mesures sanitaires, la fin de la campagne se fera avant tout en ligne et par la poste. Les initiants veulent cependant croire que, fruit d’un combat entamé il y a près de dix ans, leur proposition a déjà rassemblé les soutiens nécessaires à la victoire.