GENEVE
Le monde des escort girls prend dans le canton une importance économique qui commence à faire ombrage à la prostitution de rue. Coup de projecteur sur un univers que la police des mœurs estime peuplé d'une centaine de travailleuses officielles et d'autant de clandestines.
«Ce que je vends, ce n'est pas mon corps, mais un service de qualité, de la conversation et de la compagnie… La rue, c'est un autre monde.» Il n'empêche. La rafle et l'expulsion à Genève, au début du mois, de plusieurs escort girls clandestines jettent une lumière crue sur une forme de prostitution en plein développement. Plusieurs agences se sont créées, fonctionnant par portable et par Internet. Avec le temps, les accompagnatrices sont aussi devenues des péripatéticiennes de luxe, qu'on appelle parfois la nuit.
Un quinquagénaire, son amie brésilienne et deux prostituées ont été arrêtés à Genève au début du mois de mai parce qu'ils faisaient travailler quelques escorts sud-américaines sans papier. Celles-ci ont aussitôt été refoulées. Mais seule l'infraction à la loi sur le séjour et l'établissement des étrangers a été retenue contre le quatuor. «Il ne s'agissait pas d'un réseau, mais plutôt d'une bonne combine lucrative», relève le juge d'instruction Stéphane Esposito.
Depuis la modification du code pénal en 1995, le proxénétisme n'est en effet plus répréhensible. Les conditions posées pour que le nouveau délit «d'encouragement à la prostitution» soit réalisé sont en outre très strictes. Elles impliquent que les personnes soient placées dans un rapport de dépendance, et contraintes de se prostituer en n'ayant pas de possibilité de sortie, sinon selon des horaires imposés. La législation suisse est bien plus souple que d'autres, en particulier celle de la France.
Plusieurs agences ont ainsi fleuri, et la brigade des mœurs constate que le nombre des escorts a augmenté depuis deux ans. Alors qu'à Genève, environ 500 prostituées sont actives dans la rue, les salons, les cabarets ou les bars à champagne, les inspecteurs estiment qu'une centaine de femmes pratiquent comme escorts régulières. Selon le règlement cantonal de 1984, celles-ci doivent être Suissesses ou titulaires d'un permis C. Ce qui permet, contrairement à d'autres cantons, de refouler immédiatement les clandestines.
Mais le contact avec ces femmes qui se rendent à domicile ou à l'hôtel se fait par téléphone portable ou par Internet, où la plupart ont leur site de présentation. Pour la police, ce milieu est donc difficilement contrôlable. Selon les estimations, il pourrait y avoir une centaine d'autres escorts illégales. «La concurrence est énorme», témoigne Emmanuelle, une indépendante. De nombreuses Sud-américaines et filles de l'Est non inscrites sont en fait employées comme call girls. A Genève, en outre, beaucoup de Françaises, «dont une bonne moitié sont mariées», viennent exercer occasionnellement du côté suisse.
Il faut dire que les perspectives de revenus sont alléchantes. Une bonne escort peut gagner de 30 à 40 000 francs par mois, soit 1000 à 1500 francs par jour, dit le patron d'une agence. Les tarifs? Ils varient en moyenne de 450 jusqu'à 750 francs de l'heure, et de 3000 à 4000 francs pour la journée ou la nuit. Et ce, avec des suppléments pour les prestations spéciales.
La qualité du service est l'atout que toutes les escorts mettent en avant, leur maîtrise des langues étrangères tout autant que leurs mensurations. «Je vends aussi du rêve, de la relation humaine. Lors de mes prestations, il n'y a pas forcément de relations sexuelles. Je les accepte si cela me plaît», insiste l'une d'elles sur son site.
Cette définition de l'escort fait sourire Emmanuelle. «Toutes celles qui disent cela mentent ou ne s'assument pas. Aujourd'hui, il n'y a aucune ambiguïté: toutes savent en partant qu'elles ne vont pas seulement accompagner le client, mais aussi coucher avec lui.» De son côté, Robert, responsable d'une agence, abonde: «Ce n'est plus la même chose qu'il y a vingt ans. Actuellement, une escort s'apparente à une call girl. Plus aucun client n'est d'accord de payer le prix sans pouvoir en bénéficier à la fin; sinon, il va chercher ailleurs.»
Les escorts sont devenues des prostituées de luxe, qui se déplacent à domicile ou à l'hôtel. Cela de consert avec les données sociologiques actuelles. «De plus en plus d'hommes dans la trentaine appellent durant la nuit. Parce qu'ils sont sortis toute la soirée, ont vainement dragué une fille, mais n'ont pourtant pas réussi à la ramener chez eux. Alors ils nous téléphonent, et sont au moins sûrs de ce qu'ils pourront avoir.»
C'est dans ce contexte que Robert, la quarantaine dégarnie, a ouvert son agence il y a deux mois, et recrute encore des filles. Il ne cache pas que l'affaire devrait tourner, d'ici à l'automne, avec un panel de quinze escorts, afin de satisfaire à toutes les demandes. Nuance: l'agence ne les emploie pas, mais les mandate, en assurant l'infrastructure téléphonique et la publicité. A ce titre, elle prend une commission de 30% sur les prestations.
Parmi les clients, il y a d'abord les hommes d'affaires internationaux et les visiteurs de passage, comme les Anglo-Saxons ou les Asiatiques, qui réservent à l'avance une escort pour leurs séjours planifiés. Il y a aussi les travailleurs d'autres cantons qui réservent une chambre d'hôtel pour une heure. De plus en plus aussi, ces femmes attirent une clientèle genevoise locale. Cela, au détriment de la prostitution de rue, qui connaît une baisse de fréquentation, comme le confirme la brigade des mœurs.
A Genève, le milieu de la nuit reste encore relativement surveillé et maîtrisé, contrairement à d'autres cantons. Mais cet essor des escort girls inquiète aussi les inspecteurs genevois. La venue de certaines prostituées depuis la Suisse alémanique, de transsexuelles toxicomanes notamment, peut en effet laisser craindre qu'elles ne tombent sous le contrôle de certains milieux, comme les Hell's Angels à Zurich, ou, de l'autre côté, les milieux lyonnais.