Ethiopiens menacés de renvoi: des retours aux bases légales contestées
Expulsion
D’après les informations d’organisations et associations venant en aide aux réfugiés, un vol spécial serait affrété ce mercredi pour renvoyer des Ethiopiens dont la demande d’asile a été refusée. Une avocate dénonce l’absence de bases légales suffisantes pour exécuter ces renvois

L’imbroglio autour d’un échange conclu entre la Suisse et l’Ethiopie ne permet pas aux avocats de défendre convenablement leurs clients contraints de retourner dans leur pays d’origine. En effet, sur la cinquantaine d’accords de réadmission conclus avec des Etats tiers, seul celui concernant l’Ethiopie redirige vers une page «Error». Sollicité sur ce point, le Secrétariat d’Etat aux migrations répond que «la Suisse et l’Ethiopie n’ont pas négocié d’accord indépendant, mais appliquent celui conclu avec l’Union européenne en 2018».
Ces accords visent «à garantir que les personnes en situation irrégulière sur le territoire suisse soient réadmises rapidement et en toute sécurité dans leur pays […] et [définissent] les modalités d’exécution, la procédure ainsi que les délais de renvoi applicables», détaille le SEM sur son site. Seulement, comment s’assurer que ceux-ci sont respectés s’ils sont inconnus de la défense?
L’usage de la contrainte
Vicky Stockmar, avocate stagiaire au sein du cabinet Etter & Buser, a justement revendiqué cette absence de bases légales devant le Tribunal fédéral pour défendre le dossier de Tahir, un Ethiopien d’une trentaine d’années. «L’arrêt rendu le 7 janvier stipule que cet accord est voué à rester secret quant à sa tenue exacte et que nous devons faire confiance aux autorités aveuglément», regrette-t-elle. La loi fédérale qui régit la transparence et l’accès aux publications dispose d’exceptions et ce serait le cas en la matière.
Lire aussi: En Ethiopie, le Prix Nobel de la paix part en guerre
D’après les informations d’organisations et associations venant en aide aux réfugiés, plusieurs Ethiopiens actuellement en détention administrative vont être embarqués sous la contrainte dans un vol spécial après avoir refusé leur départ volontaire. Si des pays acceptent cette manière de procéder, certains la refusent comme l’Algérie. Comment s’assurer que l’Ethiopie y est également favorable sans avoir accès au texte de loi?
«Nous devons nous contenter de croire sur parole que le renvoi sous contrainte est autorisé», répond-elle. Pour le SEM, «bien que l’UE et l’Ethiopie se soient abstenues de publier cet accord, il est accessible sur internet.» L’avocate poursuit: «Depuis quand, en Suisse, devons-nous consulter des lois étrangères qui ne sont pas applicables sur notre territoire et qui, pour l’être, devraient être reprises dans notre ordre juridique?»
Une situation sécuritaire précaire
Le 14 décembre, le Conseil fédéral a indiqué dans une réponse adressée au conseiller national Molina Fabian (PS) que «fin novembre 2020, 39 ressortissants éthiopiens faisaient l’objet d’une procédure d’asile en cours en Suisse».
Tahir est arrivé en Suisse en 2015. «S’il a quitté son pays, c’est parce qu’il était en danger. S’il ne veut pas y retourner, c’est parce qu’il l’est toujours», résume Julie Franck. L’enseignante à l’Université de Genève connaît le requérant depuis bientôt quatre ans. Tahir venait chaque mercredi à la cafétéria d’Uni Mail pour participer aux «cafés solidaires». Ces échanges réguliers les ont amenés à devenir amis.
«C’est un garçon très éduqué. Il a étudié l’économie à l’Université d’Addis-Abeba, puis a travaillé pour le Département des finances, raconte-t-elle. Ses parents étaient engagés politiquement et défendaient la communauté des Oromos. Ils ont été emprisonnés et torturés, avant d’être libérés et de décéder quelques jours plus tard des suites de leurs blessures. Tahir a perdu son emploi et s’est lui aussi engagé jusqu’au jour où il s’est senti en danger et a décidé de fuir.»
La menace qui pèse sur les minorités ethniques en Ethiopie ne s’est pas estompée. Depuis Genève, Tahir a participé à visage découvert aux manifestations organisées cet été aux quatre coins du monde après la mort du chanteur oromo Hachalu Hundessa. «Son oncle a également été assassiné en pleine rue», ajoute Julie Franck. Un conflit armé a éclaté dans la région du Tigré en novembre à la suite du report des élections générales initialement prévues en mai 2020.
Amnesty International estime que, depuis, «des centaines de milliers de personnes sont sur les routes». L’organisation des droits humains a documenté «la situation sécuritaire tendue et les graves violations des droits humains dans le pays», rappelle-t-elle par voie de communiqué ce 26 janvier. Elle «demande que la Suisse n’effectue aucun renvoi forcé en Ethiopie». Le SEM précise de son côté «suivre de près la situation actuelle en Ethiopie, en particulier les développements dans l’Etat régional du Tigré. Il n’y a actuellement aucune situation de violence généralisée dans le pays.»
Lire également: L’Ethiopie promet une guerre totale au Tigré
La demande d’asile de Tahir a été déboutée en 2018. «J’ai vu ses espoirs décliner au fur et à mesure que ses chances de pouvoir rester s’amenuisaient», se souvient l’enseignante. Après de multiples renvois et procédures, son avocate ne peut désormais plus agir. «Ecrasé par cette situation sur laquelle il n’a aucun contrôle, il n'a plus que son corps pour protester.» Ce dimanche matin, il a donc entamé une grève de la faim et de la soif. «Tahir a réussi à s’intégrer et il a beaucoup d’amis, genevois et réfugiés, confie Lucie Meylan, une amie. C’est injuste et inacceptable de le renvoyer.»