Linguistique
Deux chercheurs ont mené une enquête en ligne sur l'utilisation de régionalismes en Suisse romande et en France voisine, à laquelle près de 10 000 personnes ont participé. Les sondés affirment haut et fort leur intérêt pour le parler local

A l'heure de la pendularité et du multiculturalisme lié à la migration, reste-t-il de la place pour les parlers régionaux, pour les quignons ou les croûtons, pour des expressions telles que «déçu en bien» ou «j'ai personne vu»? Même si l'étude lancée par les chercheurs Federica Diémoz de l'Université de Neuchâtel et Mathieu Avanzi des Universités de Zurich et Genève n'a pas encore livré toutes ses conclusions, une chose est sûre, «le succès de notre enquête confirme le vif intérêt de la population à l'égard des particularismes linguistiques régionaux», dit Feredica Diémoz. Elle relève que «le parler local est une fierté, intimement lié à l'identité».
Le constat n'est pas franchement nouveau. D'autres études, depuis les années 1970, notamment réalisées par le professeur Ernest Schüle, montraient l'importance des mots et des expressions locales. «Nous nous inscrivons dans la continuité de ces travaux, note la chercheuse. Nous voulons évaluer la vitalité et les dynamiques des expressions régionales.»
Les femmes ont mieux joué le jeu
Les chercheurs ont lancé l'été dernier une enquête en ligne, qui a reçu un très bon écho en Suisse romande et en France voisine. Plus de 10 000 réponses, dont près de 7000 utilisables – une sélection, «parce qu'il fallait être né ou avoir grandi dans une région romande ou française voisine», explique Mathieu Avanzi. Les femmes ont davantage joué le jeu (60%). Toutes les tranches d'âges sont représentées. La proportion est de 80% de Romands et 20% de Français.
Les chercheurs ont reporté sur des cartes la manière dont la population appelle une pomme de pin, par exemple, où elle utilise l'expression «attendre sur» ou «attendre après quelqu'un», jusqu'où le mot «bonnard» fait partie du langage, dans quelles régions on parle de «cynorhodons» et de «gratte-culs».
Deux tendances ressortent des premiers résultats de l'enquête. La première, sans surprise, confirme que suivant où l'on vit en Suisse romande, on ne désigne pas de la même manière la pelle-à-balayures: c'est une pelle-à-cheni dans l'Arc jurassien, une ramassoire un peu partout ailleurs, une simple pelle à Genève, une pelle-à-balayure en Savoie.
L'autre information, c'est que les frontières des zones d'utilisation des expressions régionales sont poreuses. A l'intérieur de la Suisse romande, avec la France voisine aussi. Ainsi est-on avant tout «déçu en bien» dans le canton de Vaud, mais on utilise la formule au-delà, au nord, à l'ouest et au sud. On croyait qu'on avait "meilleur temps" uniquement en Suisse romande, «l'expression est bien connue en France voisine aussi», constate Federica Diémoz.
Surprise en France voisine, et jeunesse de certaines expressions
L'enquête surprend lorsqu'on découvre que l'utilisation du verbe voir dans «dis voir» ou «sers-moi voir un verre» est plus fréquente en France voisine qu'en Suisse, alors que cette pratique était considéré comme un helvétisme.
Certaines expressions semblent en perte de vitesse, ou entendues uniquement chez les plus âgés, comme «j'ai personne vu». D'autres restent très usitées, autant par les seniors que par les plus jeunes, à l'instar d'il «veut pleuvoir» ou du mot «bonnard». L'enquête s'intéresse par ailleurs aux différences de prononciation et d'accents. Par exemple où dit-on «district» ou «vingt» en prononçant, ou non, le «t» final?
Les travaux des chercheurs n'en sont qu'à leurs débuts. Ils entendent poursuivre pour répondre aux questions suivantes: les expressions régionales voyagent-elles ? Qui utilise, et dans quel cadre social, telle ou telle formule? Accentue-t-on, à dessein, l'utilisation d'expressions locales, pour marquer sa fierté identitaire, ou s'applique-t-on, à l'inverse, à n'utiliser que le français standard? Sachant que les mêmes personnes, suivant le cadre dans lequel elles se trouvent, passent allègrement du parler régional au français considéré comme correct.