C’est un vaste champ inondé, où les rangées d’eau boueuse reflètent par touches impressionnistes le ciel cotonneux et l’ibis gracile qui picore avec élégance. L’image pourrait provenir du sud de la Chine, mais elle prend corps à La Sauge, non loin de Neuchâtel. C’est là, au bord du canal de la Broye, que Léandre Guillod s’apprête à transplanter ses plantons de riz pour la cinquième année de suite. Mais avant d’effectuer des allers-retours avec la machine spécifique qu’il a importée de Chine dans son champ de six hectares, l’agriculteur de 39 ans nous emmène quelques dizaines de mètres le long de la digue.

Sur notre passage, dans un concert de coassements, les grenouilles se planquent, les libellules filent et quelques oiseaux noir et blanc s’envolent en poussant des cris aigus. Ce sont des vanneaux huppés, oiseaux rares figurant sur la liste rouge des espèces menacées en Suisse, et dont on aperçoit quatre œufs mouchetés dans un petit lit de paille au milieu de la terre noire. Les spécialistes de la Station ornithologique suisse ont placé plusieurs pièges photographiques pour étudier ces volatiles qui rechignent à fréquenter les étangs creusés pour eux.

Lire aussi: Secrets d’oiseaux, le règne de la plume

Installations obsolètes

Insectes, macro-invertébrés, amphibiens, oiseaux: tous ces animaux trouvent dans les champs inondés de Léandre Guillod un refuge inespéré. C’est que, depuis le milieu du XIXe siècle, les zones inondables ont diminué de 90% en Suisse. Asséchées par les drainages et la canalisation systématique de toutes les rivières de plaine, elles ont pour la plupart laissé la place à des monocultures intensives. Mais l’eau fait son retour. Dans la région des Trois- Lacs, les infrastructures de drainage, construites lors de la seconde correction des eaux du Jura dans les années 1960, arrivent en fin de vie. Lors des intempéries, les champs mal drainés deviennent des piscines et endommagent les cultures.

Remplacer ces installations coûte cher, c’est pourquoi l’Agroscope (le centre de recherche agronomique suisse) a réfléchi à la mise en place de cultures qui supportent de grandes quantités d’eau, dont le riz. C’est à ce moment que Léandre Guillod, alors maraîcher, a senti le bon coup. Dans la famille, tenter des expériences agronomiques est chose courante: son père était un des premiers de la région à cultiver en hydroponie (culture de plantes réalisée sur un substrat neutre et inerte), tandis que son grand-père était un pionnier de la serre en bois. C’est ainsi qu’en 2019, Léandre Guillod devient un des seuls agriculteurs du nord des Alpes à se lancer dans la culture inondée du riz. Contrairement aux cultures sèches qui existent depuis quelque temps au Tessin, la riziculture inondée ne nécessite pas de pesticides ni d’herbicides, et supporte mieux les frimas du printemps.

Lire également: Les coulisses obscures des spaghettis, du riz et des galettes

Chaleur souhaitée

En 2022, la chaleur et la sécheresse ont donné des sueurs froides à de nombreux agriculteurs suisses. Pas à Léandre Guillod: pour lui, ce fut une saison météorologiquement parfaite. Il a récolté 10 tonnes de riz, contre seulement 4 l’année précédente, qui s’était caractérisée par un été pourri. Face à un réchauffement climatique qui va bouleverser la production alimentaire suisse, la riziculture a donc un avenir doré devant elle. Enfin, surtout dans la région des Trois-Lacs, où il est possible de pomper de l’eau même en temps de sécheresse, sans craindre de vider aucun lac. «Et puis l’eau que l’on pompe n’est de toute manière pas perdue, elle retourne dans la nappe phréatique», explique Léandre Guillod.

C’est ainsi que la culture du riz, du moins dans cette région précise, répond à plusieurs problématiques: le coût de la rénovation des installations de drainage, le réchauffement climatique et la biodiversité. «Souvent, on oppose monoculture et permaculture, production alimentaire et biodiversité, ou encore espaces sauvages et espaces cultivés. Avec la riziculture inondée, ces visions manichéennes n’ont plus lieu d’être, on favorise les cycles naturels tout en produisant de la nourriture», s’émerveille le riziculteur.

Lire encore: La Vaudoise qui tire les ficelles du riz

Bien sûr, tout n’est pas évident. Etant un des seuls en Europe à cultiver le riz de cette manière, Léandre Guillod est toujours en phase de rodage. Ses rendements ne sont pas encore optimaux, il essaie diverses variétés, reste en contact avec les rares autres riziculteurs d’Europe afin d’échanger des conseils avec eux. C’est après une discussion avec un pionnier du riz bio en Camargue qu’il a décidé de d’abord semer sous serre, avant de transplanter les semis, ce qu’il est le seul à faire en Suisse et qui permet de renforcer les plants face aux mauvaises herbes. Son prochain essai: l’achat de 60 canards d’une ancienne race, dont la fonction sera de fertiliser les plants, selon une technique japonaise.

Riz responsable

Léandre Guillod transforme sa production sur place et vend son riz environ 12 francs le kilo, principalement à des restaurants du coin et à des particuliers. C’est près de trois fois plus cher que le riz des grandes surfaces, mais la demande suit tout de même: «Mon riz n’a pas traversé la planète, et celui qui l’achète peut être certain que ceux qui l’ont produit sont payés à leur juste valeur, alors que la plupart des cultivateurs de riz dans le monde vivent en dessous du seuil de pauvreté», s’enorgueillit le riziculteur.

Son projet est suivi de près par les scientifiques. Trois projets de doctorat de l’ETHZ récemment lancés étudient un aspect particulier de la riziculture. Le premier veut évaluer la fertilisation optimale, dans le but de trouver un équilibre entre productivité suffisante et conditions adéquates pour les larves d’insectes. Le deuxième cherche à déterminer si ce type de culture humide absorbe plus de carbone qu’elle n’en émet. Enfin, le troisième étudie la biodiversité dans ce milieu, notamment un type de libellule rare. Ce petit bout d’Asie au cœur de la Suisse n’a pas fini de faire parler de lui.