Canicule
Face à la sécheresse qui brûle les alpages, des éleveurs du Jura vaudois ont commencé à faire redescendre leurs bêtes en plaine. Dans d’autres régions, les agriculteurs repoussent l’échéance en faisant acheminer de l’eau par hélicoptère. Une situation sans précédent

«En haut, c’est comme si nos vaches marchaient sur des chips», soupire Michel Faeh en faisant référence aux prairies arides du Jura vaudois. L’agriculteur et éleveur de bovins s’inquiète du sort de ses 60 génisses et vaches allaitantes montées à l’alpage pour y passer l’été. L’habitant de Ballens scrute la météo de près à l’heure où une énième vague de chaleur est annoncée par MétéoSuisse. A part quelques orages saisonniers, les pluies ne sont pas attendues avant une dizaine de jours.
De quoi, faute d’herbe, se poser la question d’une redescente précoce du bétail en plaine. «Normalement nous prévoyons la désalpe pour début octobre. Mais au vu de la situation, je ne vois pas comment on pourrait attendre aussi longtemps», indique l’agriculteur qui n’a pas «la solution». «Pour le moment, notre bétail a encore de quoi se nourrir pour quelques semaines. De toute façon, ça ne sert à rien de s’affoler car ce n’est pas mieux en plaine. Le risque de faire descendre nos vaches trop vite, c’est que s’il pleut d’un coup une quarantaine de litres d’eau, on ne puisse plus les faire remonter.»
Manque de ressources
Malgré ce dilemme, le producteur de gruyère AOP Jean-François Pittet a décidé de ne plus attendre pour faire redescendre près de la moitié de son troupeau situé à l’alpage des Grands Plats de Bise, à la vallée de Joux. «Les terres sont carbonisées. On est obligé de compenser ce qu’il manque en montant des foins et de l’eau. C’est beaucoup de travail pour une récompense minime», regrette l’agriculteur qui a décidé de séparer son cheptel de 130 bêtes en deux. «Nous n’avons pas plus de ressources en plaine. Nous sommes obligés d’entamer nos réserves de fourrages d’hiver, ce qui est inquiétant. Actuellement, nous avons de quoi tenir cinq à six mois alors qu’il en faudrait jusqu’en mai.»
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Dans ce Jura vaudois, Eric Mosimann, gérant de la Société vaudoise d’économie alpestre, juge la situation «alarmante». «C’est une région sensible à ces périodes de sécheresse, avec le manque de sources et un col karstique qui ne retient pas l’eau. Sans oublier qu’il n’y a pas eu de pluie significative depuis près de deux mois. Le déficit hydrique est important et la perte de fourrage énorme, y compris au pied du Jura, et en plaine.»
A sec, les prairies du Jura vaudois sont ravitaillées par camions pour assurer l’hydratation des bêtes. Un dispositif d’approvisionnement en eau a été mis en place par la Direction générale de l’agriculture, de la viticulture et des affaires vétérinaires du canton de Vaud à L’Abbaye, à La Givrine et au col du Marchairuz. Ce système, dont le coût est estimé entre 180 000 et 300 000 francs, est destiné principalement aux troupeaux de bétail pour 200 alpages dans le Jura, dont 60 sont considérés comme étant en manque aigu d’eau.
Situation variable
En 2015 et 2018, le canton de Vaud avait engagé le plan ORCA, avec notamment l’intervention des Forces aériennes pour l’acheminement de l’eau. Pour le moment, les conditions de son déclenchement (situation d’urgence ou de catastrophe touchant plusieurs secteurs) ne sont pas réunies. «Cette mesure permet uniquement le déploiement de l’armée», analyse Frédéric Brand, directeur du Service vaudois de l’agriculture, qui ne minimise pas la situation. «Nous vivons le même scénario qu’en 2003. La seule différence, c’est que nous portons toujours le déficit de pluviométrie de l’hiver dernier et que les nappes sont particulièrement vides. C’est pourquoi nous poussons pour que les propriétaires d’alpage investissent dans des infrastructures de stockage d’eau. Malheureusement, sur les 60 en difficulté, moins d’une dizaine ont fait cet effort», regrette-t-il.
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Dans les Préalpes, le manque d’eau se fait également ressentir. «La situation est tendue, voire critique», juge Frédéric Ménétrey, directeur de la Chambre fribourgeoise d’agriculture et secrétaire de la Société fribourgeoise d’économie alpestre. L’homme relève que de l’eau est déjà acheminée grâce à des hélicoptères privés sur une quinzaine d’alpages inaccessibles par la route. «La montagne est sèche», note-t-il, n’hésitant pas à faire référence à 1976 et à «la sécheresse du siècle». Frédéric Ménétrey prévient encore que «2022 ne sera pas une année anodine». Tout comme Frédéric Brand, il appelle à un état des lieux et à chercher des solutions pour l’avenir, telle la création de réserves d’eau. «Il est indispensable de maintenir l’estivage, tant pour la sauvegarde de la biodiversité que pour l’agriculture. L’alpage est source d’alimentation pour les vaches et permet de soulager ainsi la plaine.» Le directeur de la Chambre d’agriculture fribourgeoise ajoute encore que la chaleur (la température idéale pour les vaches se situe entre 10 et 20 degrés), le manque d’eau et l’herbe sèche pourraient provoquer des pertes de production laitière allant de 20 à 30% sur certains alpages.
La situation demeure cependant très variable selon les différentes régions du pays. «Notre canton est un château d’eau, nous n’avons pas de problèmes pour abreuver les vaches», relève Willy Giroud, président de la Chambre valaisanne d’agriculture (CVA). L’inquiétude vient néanmoins de l’herbe qui, sans nouvelles pluies, pourrait manquer sur les pâturages les plus exposés. «Il pourrait y avoir des désalpes anticipées, reconnaît Willy Giroud, car c’est très compliqué et trop cher de faire monter du fourrage. Et une herbe sèche, si elle permet de nourrir les bêtes, peut avoir un impact important sur la production de lait», conclut-il.
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De son côté, Dominique de Buman, président de la Coopérative fribourgeoise des producteurs de fromage d’alpage, confirme un tassement de la production du gruyère. «Une baisse est à prévoir et on pourrait même à terme en manquer, vu la forte demande», souligne-t-il. Reste que l’ancien président du Conseil national se montre prudent: «Nous ne sommes qu’au début d'août, avec une désalpe prévue, par exemple, à Charmey le 24 septembre. Tout dépendra de la suite de la saison.»
Perte de motivation
Au vu des difficultés rencontrées cet été par les professionnels de la terre, Eric Mosimann craint que des paysans ne finissent par jeter l’éponge. «La base d’un alpage, c’est la motivation de son exploitant. Si nous devions nous retrouver avec des canicules une année sur deux, cela pourrait décourager certains, d’autant plus qu’il y a d’autres problèmes qui viennent se rajouter, comme le loup ou la difficulté grandissante de trouver de la main-d’œuvre. Il faut de toute façon mener une réflexion pour adapter l’économie alpestre et l’agriculture au réchauffement climatique, notamment dans le choix des céréales fourragères. Sur ces dix dernières années, cinq ont été sèches. Des élevages ont atteint les limites de leur autonomie fourragère.»