Interview
Le Conseil des Etats débat ce jeudi d’une procédure facilitée pour le changement de sexe à l’état civil. Le projet de révision du Code civil constitue moins un progrès qu’une régression pour les personnes transgenres, selon Lynn Bertholet et Nora Lederrey de l’association Epicène.

Un répit pour les personnes transgenres et nées intersexes? Pas si sûr. Le projet du Conseil fédéral qui sera examiné ce 11 juin par les parlementaires propose de faciliter la demande de changement de sexe** à l’état civil en la déposant auprès d’un officier de l’état civil, et plus par le biais d’une procédure judiciaire. Ensemble, Lynn Bertholet, présidente de l’association Epicène qui conseille et soutient les personnes trans*, et Nora Lederrey, cofondatrice, secrétaire-juriste de l’association et avocate indépendante au Barreau de Genève, soulèvent les points problématiques de cette possible révision.
**Le terme sexe est employé dans le vocabulaire juridique mais il s’agit plutôt d’un changement de genre, qui a trait à l’expression sociale du féminin ou du masculin. Le sexe biologique (qui se réfère à l’appareil génital) n’a pas forcément subi d’opération chez une personne transgenre.
Le terme trans*, avec astérisque, signifie que l’on inclut dans l’expression toutes les personnes dont l’identité de genre ne s’inscrit pas dans la norme homme-femme (transgenres, personnes agenres ou non-binaires).
«Le Temps»: Si le parlement adoptait la proposition du Conseil fédéral, qu’est-ce que cela changerait concrètement pour les personnes transgenres et les personnes nées intersexes à qui l’on a assigné un genre à la naissance?
Nora Lederrey: Aujourd’hui, on doit constituer un dossier pour cette demande, et même si certaines personnes ne font pas appel à un avocat ou à un juriste et peuvent aller seules devant le tribunal, c’est impressionnant. De plus, elles ne savent pas forcément comment écrire au juge. L’avantage de ce projet, c’est que si vraiment il suffit à la personne trans* d’aller déposer son dossier à l’office de l’état civil sans devoir se justifier, sans conditions, c’est un vrai allègement.
Mais l’officier de l’état civil pourrait demander une enquête «en cas de doute»…
N. L.: Oui, le risque c’est qu’il y a toujours un pouvoir d’appréciation de la part de l’officier de l’état civil, qui pourrait remettre en question la demande. Le doute n’est pas décrit dans le projet, et cela peut mener à des dérives.
Lynn Bertholet: Nous craignons qu’en dehors des grandes villes, l’officier de l’état civil – qui sera à l’évidence très rarement confronté à un changement de genre – n'ait effectivement des doutes, ne sache pas comment appréhender la situation et finisse par juger uniquement «au faciès». Au moins, aujourd’hui, le juge est tenu par un cadre légal qu’il est censé connaître.
Que suggérez-vous alors?
L. B.: Un compromis social: l’autodéclaration sur formulaire, qui serait la même partout, accompagnée d’un certificat médical établissant la dysphorie de genre [détresse face à un sentiment d’inadéquation entre le sexe assigné et l’identité de genre ressentie, ndlr] et la capacité de discernement. La personne serait alors dispensée de comparaître personnellement devant l’officier de l’état civil. D’ailleurs, aujourd’hui, le juge peut décider de statuer sur la base des pièces du dossier, sans convoquer la personne à une audience. Ce qui est absurde, c’est qu’elle le serait auprès de l’officier de l’état civil. On peut alors presque parler d’un recul. Surtout que les autres administrations pourraient contester la décision.
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N. L.: Oui, par exemple les autorités des assurances sociales ou l’armée pourraient remettre en cause cette décision en cas de suspicion de «profiter du système» pour échapper au service obligatoire ou bénéficier plus tôt d’une rente AVS. Cela créerait une insécurité juridique qui n’est pas supportable pour la personne qui a changé de genre.
Vous êtes favorable à une certification médicale de la dysphorie de genre, attestée par un psychiatre. Cela ne renforce-t-il pas le stigmate d’une personne trans* vue comme «malade»?
L. B.: Il y a plein de raisons pour lesquelles nous y sommes favorables. Prenez un diabétique, par exemple: il aura besoin d'insuline toute sa vie, un médecin lui prescrit un médicament sur ordonnance. Bon. L’immense majorité des personnes trans* consultent au minimum un endocrinologue qui prescrit des hormones qu’il ou elle prendra toute sa vie. C’est un traitement.
La question se pose ensuite de savoir pourquoi un psychiatre: aujourd’hui, la dysphorie de genre est classée dans les troubles mentaux par l’OMS, qui a décidé récemment de changer la classification pour la placer dans les troubles liés à la sexualité. C’est aussi faux, mais au moins ce sera moins stigmatisant qu’une maladie mentale. Reste que l’on reconnaît qu’on a besoin de soins. Le psy est une vraie ressource, il permet de creuser les questions et de vérifier s’il n’y a pas de comorbidités, car certaines schizophrénies poussent à penser qu’on est trans* alors que non. Il y a aussi des jeunes trans* qui, quand le médecin creuse un peu, se rendent compte qu’ils ou elles ont été victimes d’abus sexuels étant petits-es et rejettent leur corps pour traiter cette souffrance.
N. L.: Et c’est aussi une question de prise en charge du traitement par l’assurance obligatoire de soins. Le jour où la dysphorie ne sera plus une maladie, les personnes trans* ne pourront alors plus obtenir de remboursement. Cela représente souvent quelques dizaines de milliers de francs.
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En Suisse, les mineurs capables de discernement peuvent exercer certains droits strictement personnels de façon autonome, sans le consentement obligatoire de leur représentant légal. Le nouveau projet, au contraire, conditionne le changement de genre de l’enfant mineur à ce consentement. Est-ce positif à vos yeux?
N. L.: Non, cela pose problème. L’avant-projet fait une analogie avec la reconnaissance de paternité qui stipule qu’un enfant mineur, pour reconnaître sa paternité, doit obtenir le consentement de son représentant légal. Mais ces deux actions ne peuvent pas être comparées. La reconnaissance de l’enfant par le père (même mineur) crée le lien de filiation et, partant, l’obligation d’entretien avec effet rétroactif. Un changement de genre n’entraîne nullement les mêmes conséquences. Nous pensons qu’il faut plutôt rejoindre la jurisprudence applicable au changement de nom. Dans un cas impliquant une mineure de plus de 12 ans, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de préciser que le changement de nom faisait partie des droits strictement personnels. Interdire à tout mineur de changer de genre sans l’autorisation des parents est risqué; s’ils ne sont pas d’accord, cela peut le ou la maintenir dans une grande souffrance.
L. B.: Ce projet rate aussi l’occasion de pallier certaines incohérences comme, par exemple, l’acte de naissance. Le modifier éviterait la justification perpétuelle à apporter lorsqu’un enfant désignera un homme barbu si on lui demande qui est sa mère… On m’a demandé si ce serait embêtant que le projet ne passe pas. Après réflexion, j’ai répondu non, pas nécessairement. Il y a trop d’insécurité pour affirmer que cette modification est positive. Ce projet pourrait vraiment ne pas être une avancée.
Il y a une autre chose que le projet maintient inchangé: la binarité homme/femme. L’Australie et l’Allemagne, notamment, ont opté pour un troisième genre officiel (neutre), serait-ce une bonne solution?
N. L.: Nos avis respectifs divergent. Je suis plutôt contre, dans la mesure où la société est construite sur la binarité, les lois aussi. La suppression du genre entraînerait nécessairement des incompatibilités avec le système actuel. Par exemple, comment traite-t-on le cas de quelqu’un qui n’a pas de genre du point de vue de la retraite, des prestations AVS, de l’armée, du droit de la famille. Qui est le père? Qui est la mère? Qui a le droit aux allocations de maternité? Etc. On a besoin de catégoriser les gens pour définir quels sont les devoirs, les obligations et les prestations auxquels ils ou elles ont droit. Autrement, il faudrait tout changer.
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L. B.: Je suis entièrement d’accord, mais sans doute plus idéaliste: j’ajoute qu’il faudrait supprimer le genre du droit. Avant, dans les passeports, il y avait la religion et on l’a supprimée. Aujourd’hui, on ne demande plus à quelqu’un s’il est musulman ou catholique, etc. Je trouve qu’il ne devrait plus y avoir de traitements différenciés entre hommes et femmes dans le droit. Le Conseil fédéral a d’ailleurs accepté un postulat pour une étude sur la possibilité de supprimer la notion de genre. Concernant une possible troisième option, je trouve cette idée très stigmatisante pour les personnes qui feraient partie de cette catégorie, comme les personnes intersexes à la naissance. On leur dirait quoi? «Tu es ni un garçon ni une fille» ou «tu es un garçon et une fille», ce n’est pas une solution. La solution est de ne pas identifier une personne par son genre, même si la majorité des personnes trans font une transition d’un genre à l’autre et vivent relativement bien avec le système binaire.
Finalement, le Conseil fédéral parle de 100 à 200 personnes trans* ayant subi une opération, mais précise que les chiffres sur le nombre de personnes transgenres dans la population suisse ne sont pas disponibles. Que dire de ce manque de données? Avez-vous d’autres chiffres à disposition?
L. B.: Malheureusement, on n’a pas d’autres chiffres. C’est le flou total. Car les opérations mentionnées sont celles effectuées en Suisse mais énormément de trans* se font opérer à l’étranger, notamment en Thaïlande et en Espagne. Si on compte les opérés-es, ce n’est donc pas une bonne base statistique. Ensuite, il y a beaucoup d’hommes trans qui ne font pas l’opération de phalloplastie car elle est compliquée, mal maîtrisée.
Un dernier point à relever, c’est que certaines personnes souffrent de dysphorie sans se faire opérer et sans changer d’état civil. Il y a des gens qui se disent non-binaires, qui ne veulent être identifiés à aucun genre, et ces gens ne sont comptés nulle part. Et parmi les personnes plus âgées, certaines disent qu’elles s’accommodent de vivre une semaine par an à l’étranger dans le genre ressenti, et le reste du temps portent leur souffrance comme un fardeau. Dans une entreprise que je connais, les responsables des ressources humaines ont laissé la possibilité de cocher «autre» à côté d’«homme» et «femme» dans un formulaire, et ont été surpris de constater que 40 personnes sur environ 2000 avaient fait ce choix.