Votre poulet, vous le préférez avec ou sans viande? Au Banh Mi, petite échoppe vietnamienne à Zurich, vous pourriez vous voir confronté à ce choix vertigineux. On y croise, à midi, une foule oscillant entre émincé de volaille, bœuf haché, tofu et Planted Chicken. Planted Chicken? C’est le nouveau venu sur le marché des substituts de viande, sorti d’un laboratoire de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Fabriqué à partir d’eau, de protéines et de fibres de pois jaunes et d’huile de colza, il a l’allure, la couleur et la consistance du poulet. Mais il a été fait sans qu’aucun animal n’ait été tué, promet la start-up.

Banh Mi a été le tout premier restaurant à servir cette imitation de viande. Depuis début 2020, le Planted Chicken est distribué dans 200 succursales de Coop et une centaine de restaurants, surtout en Suisse alémanique. En octobre dernier, les entrepreneurs ont levé 7 millions de francs. En phase de croissance, le spin-off de l’EPFZ n’est pas encore rentable. Mais Planted Food, une équipe de 18 personnes, s’étend et s’apprête à déménager à Kemptthal, sur l’ancien site industriel Maggi-Areal.

Convaincre le plus grand nombre

A l’origine de cette société zurichoise, un déclic au pays de la malbouffe. Alors qu’il travaille aux Etats-Unis pour la marque de chocolats Frey, Pascal Bieri, 34 ans, observe l’essor des produits à base de plantes offrant une alternative à la viande. «Ces produits m’intéressaient mais j’étais repoussé par la liste de conservateurs sur les emballages: ça n’avait pas l’air sain.» Le jeune homme appelle alors son cousin Lukas Böni, chercheur en alimentation à l’EPFZ spécialiste des fibres de protéines, et lui propose de se lancer sur ce marché.

«Nous ne fabriquons pas un produit pour les végétariens, mais un produit dont le goût puisse convaincre le plus grand nombre», souligne Lukas Böni. Les jeunes entrepreneurs veulent toucher les consommateurs soucieux de l’impact de leur alimentation sur l’environnement et la santé: «Souvent, les substituts sont fabriqués à base de soja, dont la culture contribue à la déforestation. C’est toujours mieux que la viande, mais nous devrions diversifier nos sources de protéines végétales. Notre produit peut être fait avec des ingrédients cultivés en Suisse.»

Ce n’est pas encore le cas: pour atteindre les quelque 500 kilos fabriqués chaque jour actuellement, la société doit importer les pois jaunes d’Europe de l’Ouest. Mais elle vise une production locale. Et l’argument a convaincu Rolf Hiltl, chef du restaurant végétarien Hiltl créé en 1898 à Zurich et copropriétaire de la chaîne Tibits, qui a investi dans Planted Food.

Lukas Böni et son équipe ont développé un procédé mécanique par extrusion, permettant de reproduire la texture d’un morceau de muscle. Cent grammes de Planted Chicken contiennent 25 grammes de protéine en moyenne, comme le poulet. Ce genre de produits contribuent à redéfinir la notion même de viande, estime le chercheur: «C’est la fibre et le goût qui font la viande, pas l’animal.»

Boom global

Planted Chicken arrive dans un secteur en pleine effervescence, au niveau mondial. En Suisse, Coop et Migros ont chacune enrichi leur gamme de faux steaks, simili-saucisses ou charcuterie végétale. Les substituts tendent à se complexifier pour mieux imiter les saveurs et textures carnées et de nouveaux produits apparaîtront bientôt en Suisse, affirme Peter Braun, CEO de Swiss Food Research, un réseau porté sur l’innovation dans l’industrie agricole et alimentaire, évoquant cinq à sept start-up en phase de développement. Mais ce marché intéresse aussi les grands producteurs de viande qui, anticipant une baisse de consommation de produits carnés, cherchent à se renouveler.

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Reste cette question: pourquoi donc chercher à imiter le steak ou l’émincé, lorsqu’on ne veut plus manger de viande? Le monde végétal n’offre-t-il pas assez d’alternatives à la protéine animale? Ces produits ne s’adressent pas à un petit cercle de consommateurs végétariens, mais surtout à la grande masse de flexitariens (des mangeurs qui privilégient le végétal, sans renoncer à la viande), relève Peter Braun. Un public plus intéressant du point de vue des rendements espérés, mais aussi plus imprévisible: «Le consommateur s’attend à trouver le même goût. S’il est déçu, il retournera vite à l’original.»

Dans ses restaurants et dans sa boucherie végétarienne, ouverte en 2013, Hiltl propose des variantes végétales aux grands classiques comme l’émincé de veau à la zurichoise. Pour le chef Rolf Hiltl, c’est une question de tradition: «La viande est profondément ancrée dans nos cultures culinaires. La plupart des consommateurs, lorsqu’ils décident de réduire leur consommation de produits d’origine animale pour des raisons écologiques ou éthiques, continuent d’aimer le goût et la texture de la viande. Les substituts permettent de retrouver ces saveurs, souvent associées à des souvenirs d’enfance.»

Et si les imitations de viande avaient des vertus pacificatrices? C’est ce que suppose Tanja Schneider, sociologue et professeur d’études technologiques à l’Université de Saint-Gall: «On peut se trouver confronté à un dilemme lorsqu’une seule personne d’une famille devient végétarienne, par exemple. Du point de vue de l’anthropologie sociale, les substituts permettent de maintenir l’harmonie sociale: on ne transforme pas notre manière de manger de fond en comble, on remplace seulement l’un des éléments centraux du proper meal («repas correct»): la viande. C’est aussi une question de commodité.»

Un aspect pratique que l’on peut aussi voir comme un manque de fantaisie, renchérit Hanni Rützler, chercheuse autrichienne en sciences culinaires: «Beaucoup de personnes souhaitent manger moins de viande mais n’ont pas la créativité ou le savoir-faire nécessaire pour adopter un régime végétarien. D’où l’intérêt pour des substituts, qui permettent de conserver ses recettes traditionnelles. Mais je crois qu’il s’agit de produits de transition, qui ne sont pas amenés à s’installer dans la durée.» La chercheuse voit aussi dans ces nouvelles habitudes le signe d’une transition: «En Europe, nous avons atteint un pic: la consommation de viande n’augmente pas depuis quelques années. En parallèle, le débat sur nos modes de production industriels prend une tournure toujours plus éthique et morale. Ce n’est pas seulement une tendance passagère, mais le signe d’un bouleversement plus profond de notre rapport à la nourriture.»