La feuille de route de Pierre Maudet

«Quand on voit une avalanche arriver, on se bouge, on fait quelque chose. Aujourd’hui, on voit la boule de neige grossir, elle nous arrive dessus. Or la Suisse est paralysée par la peur de l’UDC. Tout le monde est sur la défensive alors qu’il faudrait combattre ce parti frontalement et faire barrage à la spirale déclinante qu’il nous prépare.»

Le conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet tire la sonnette d’alarme. Depuis le vote contre «l’immigration de masse», il consacre un quart de son temps aux conséquences de cette votation. Son canton, qui a dit non à l’initiative de l’UDC, est spécialement concerné par ses effets. Comment tirer le frein à main de l’immigration sans mettre en péril l’économie lémanique? Neuf mois ont passé depuis le choc du 9 février et Pierre Maudet se désole: «La Suisse échoue à tirer les leçons du vote, pour elle-même et pour sa relation à l’Union européenne.»

Il raconte les séances techniques à rallonge qui se multiplient sous le patronage de l’Office fédéral des migrations. La machine à produire du consensus est grippée. «Les cantons ont des appréciations parfois très différentes de la situation et des mesures à prendre dans des contextes certes divers.» Les diplomates des Affaires étrangères et les économistes du Seco sont là pour rappeler les lignes rouges à ne pas franchir. «Tous, on s’arrache les cheveux chaque semaine en mesurant un peu plus l’ampleur des difficultés techniques et politiques.»

Pierre Maudet décrit une Suisse prisonnière des injonctions paradoxales qu’elle s’est imposées; une Suisse divisée, sans boussole, et qui découvre une réalité honnie par ses élites: «Les paramètres de politique étrangère influencent constamment la politique intérieure. Impossible d’y échapper!» La Suisse n’a pas les mains libres; elle évolue sous un carcan de contraintes internationales qui pèsent sur son destin.

Tic-tac, tic-tac. Les mois filent, l’épais brouillard ne se dissipe pas. En contact hebdomadaire avec des entreprises, Pierre Maudet a développé un sentiment d’urgence: «L’incertitude est un poison. Les chefs d’entreprise ont besoin de visibilité, ils planchent aujourd’hui sur des décisions d’investissement pour 2016 et 2017.» Son administration, raconte-t-il, reçoit des demandes précises de sociétés qui veulent savoir si et comment elles pourront recruter du personnel le moment venu. Faute de quoi elles pourraient renoncer à leurs projets. Dans bien des secteurs, il n’y a en effet pas assez de main-d’œuvre locale par rapport au nombre d’emplois ou bien les besoins sont très spécifiques. «La pression augmente sur tous les ministres cantonaux», observe le chef de l’Economie publique genevoise.

Pendant ce temps, la mise en œuvre de l’article constitutionnel 121a patine. Le projet de loi du gouvernement a pris du retard. Un ministre anglais récemment en visite à Berne est reparti «troublé», estimant que le gouvernement suisse «ne contrôle pas la situation». C’est du moins ce qu’il aurait expliqué au Foreign Office, à son retour à Londres.

Freiner l’immigration, ancrer la préférence nationale sur le marché du travail et amadouer Bruxelles pour sauver l’accord sur la libre circulation des personnes… «Nous nous heurtons à un véritable casse-tête dans la mise en œuvre pratique», témoigne Pierre Maudet. On le pressentait d’emblée, mais à l’entendre c’est pire que prévu. N’est-il pas temps de reconnaître que la Suisse va dans le mur? Le conseiller d’Etat plaide pour davantage de réalisme. «On ne rend pas service au pays si on ne sort pas de notre ambiguïté.» Le front plissé par l’inquiétude, il évoque François Mitterrand, qui lui-même paraphrasait le cardinal de Retz: «On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment.» Pierre Maudet souligne: «Il y a de vrais risques à sortir de l’ambiguïté, mais les risques à l’entretenir sont plus grands encore.»

Jérémiades d’un mauvais perdant? Gesticulations d’un frustré? Le conseiller d’Etat genevois ne se laisse pas démonter. Les mains dans le cambouis, il regrette que certains veuillent ne rien faire, parlent de temporiser ou de calmer le jeu. «Dans l’abstrait, on a toujours du temps. Mais on ne peut pas s’abstraire des réalités du terrain. Au quotidien, je vois monter l’inquiétude et l’impatience des entreprises. Je sais, la Suisse est forte pour décider par défaut. Mais ouvrons les yeux: nous donnons de mauvais signaux.»

Il interpelle ceux qui relativisent les difficultés et, hypnotisés par le champion de l’UDC Christoph Blocher, disent désormais que l’importance des accords bilatéraux «n’est plus si grande». Alors il persifle: «On voudrait vivre sur nos acquis? Voilà une réaction typique d’une logique de rente. L’économie parle un autre langage. Elle est volatile! En dix ans, l’Arc lémanique a vu son PIB par habitant croître de 20%. Un résultat extraordinaire, qui profite aussi à de nombreux cantons via la péréquation financière. Mais la situation est réversible. On a déjà connu par le passé des difficultés passagères assez violentes. Qui peut sincèrement souhaiter un retour en arrière brutal?»

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Alors que faire? Pour avoir observé et argumenté avec les autres cantons et la Confédération, Pierre Maudet est d’avis qu’il faut avancer pragmatiquement. Avec méthode. Prioriser les problèmes. Leur apporter, un à un, des solutions. Il évoque un «travail de réparation qui réclame des décisions». Il a rédigé sa feuille de route et multiplie les contacts pour rallier des soutiens.

1. Prendre les craintes des Suisses au sérieux

Pierre Maudet l’a dit par le passé, il le répète à chaque occasion. Le 9 février, une majorité de Suisses a exprimé des craintes qu’il importe de prendre au sérieux. Expression clé numéro 1: la peur du dumping salarial. Avant le vote, analyse-t-il, la Suisse n’a pas su dissiper la méfiance; elle a adopté trop tard des décisions trop timides. Aujourd’hui, il s’agace des «discussions homériques» que déclenche la seule évocation de contrôles accrus à organiser. Comme s’il ne s’était rien passé; comme s’il n’y avait rien à voir ni à critiquer sur ce terrain… «Il n’y a même pas de consensus sur l’origine du malaise ayant conduit au vote qui a bouleversé la donne sur notre marché du travail. C’est un comble!»

2. Casser le dumping salarial

«J’ai mis plusieurs mois à convaincre de nombreux collègues que restaurer un contrôle a priori des conditions de travail, sur la base des projets de contrat soumis aux administrations pour l’obtention d’un permis, est une absurdité», raconte Pierre Maudet. Genève, qui réalise à lui seul plus de 10% de tous les contrôles du pays dans les entreprises, a l’expérience du contrôle a posteriori, c’est-à-dire sur le terrain, directement auprès des employés et dans les ateliers. Le canton en est très satisfait. «Nous débusquons des abus, nous les sanctionnons, nous le faisons savoir plutôt que de maintenir tabou ce problème.» Cette politique volontariste et ce choix de la transparence ont payé: 61% des Genevois ont refusé d’actionner le frein à l’immigration alors même que la présence des frontaliers est forte dans le canton.

Pierre Maudet donne des exemples d’abus démasqués à Genève. Il raconte comment ses services et les commissions paritaires ont vu dans certains secteurs de la construction se multiplier de curieux contrats à mi-temps. Il ironise: «On se dit d’abord que c’est un vrai progrès que même les maçons puissent accéder au temps partiel.» Les contrôles sur le terrain ont confirmé les soupçons: «Les gars sont payés à mi-temps mais bossent à plein temps. Un contrôle a priori du contrat ne détecte jamais la supercherie. En revanche, si on se donne les moyens de mener des contrôles a posteriori crédibles, on débusque ces abus. L’Etat a la mission de ne pas les laisser se perpétuer, évitant au passage une vraie concurrence déloyale entre employeurs.»

Le conseiller d’Etat note que l’efficacité des contrôles dépend aussi de la qualité du dialogue avec les partenaires sociaux. «A Genève, le tripartisme est une réalité bénéfique alors que d’autres cantons cherchent à exclure ou à tenir éloignés les partenaires sociaux.»

Sa hantise, c’est de revenir à un «monstre bureaucratique occupé à gérer une machinerie kafkaïenne d’attribution de permis de travail» dans le futur système à contingents. «Rien qu’à Genève, 37 000 permis de travail ont été délivrés l’an passé. Donc 150 dossiers potentiels en moyenne par jour. Vous imaginez l’écueil!» Il se souvient que lors des auditions sur le sujet aux Chambres fédérales, ses collègues de l’UDC «regardaient le bout de leur chaussure» quand cette question était abordée. «Ce sont eux, les pourfendeurs de l’Etat tentaculaire, qui nous entraînent dans ce délire! Ils savent bien qu’ils sont en pleine contradiction, et on ne les entend plus beaucoup.»

3. Sauver la voie bilatérale par un vote test sur le protocole Croatie

Des années d’eurobashing ont passé par là: plus personne ou presque en Suisse ne soutient sérieusement le bilatéralisme, constate Pierre Maudet. Ironie, le conseiller d’Etat se surprend à ferrailler pour sauver la voie bilatérale, lui qui fut longtemps catalogué «euroturbo». «La fin des bilatérales, ce serait la victoire totale de l’UDC. Cette perspective m’est insupportable parce que je suis convaincu que le retour en arrière, le modèle de la voie solitaire, n’est pas viable.»

Dans ces conditions défavorables, analyse le radical genevois, poser une question trop ambitieuse – un grand paquet, avec un accord institutionnel associé à un article constitutionnel sur l’immigration – serait sans doute voué à l’échec. Cette option pour l’instant défendue par le gouvernement suisse et son président Didier Burkhalter additionnerait trop d’oppositions, juge Maudet: «Les conseillers fédéraux me font penser à des alpinistes sur une arête portant des jumelles à leurs yeux pour voir au loin alors qu’ils ont deux précipices sous leurs pieds, à droite et à gauche.» Pour reconstruire, il faut plutôt poser une question simple, qui permette de franchir un pas modeste mais significatif, souligne-t-il.

Pourquoi le protocole Croatie serait-il le «levier idéal»? Il énumère les points favorables: l’Union européenne est demandeuse; la Suisse aussi, pour être à nouveau pleinement associée à l’Espace européen de la recherche; et, formellement, l’article constitutionnel 121a n’empêche pas de ratifier le protocole Croatie, car il ne s’agit pas d’un nouvel accord mais de l’extension du champ d’application d’un accord existant. Certes, il s’agit d’étendre la libre circulation des personnes à un pays supplémentaire, mais qui est de petite taille et dont le nombre de ressortissants vivant en Suisse est en diminution.

«Ratifier le protocole Croatie, argumente Pierre Maudet, c’est aborder sincèrement notre partenaire, l’Union européenne, qui attend ce pas de la Suisse. C’est aussi poser une question honnête aux Suisses sur leur attachement à la voie bilatérale après le choc du 9 février qui a exposé le pays à des conséquences négatives immédiates.» Il y aura référendum, c’est sûr, mais le conseiller d’Etat a confiance: «Il y a toujours un risque de perdre, mais ce vote, on peut le gagner. C’est un test qui permettra de déverrouiller l’imbroglio. L’étape qui créera un contrepoids au vote du 9 février, redonnera confiance et permettra d’avancer.»

4. L’ascension escarpée: effacer l’article 121a

Pas de doute pour Pierre Maudet: dans l’immédiat, il faut trouver le moyen d’appliquer, en en limitant les dommages économiques et sociaux, l’article 121a sur le frein à l’immigration. C’est un devoir constitutionnel. Mais une fois le vote sur la Croatie gagné, d’ici à fin 2016, et après avoir rassuré la population par des mesures contre le dumping salarial, la Suisse se sera donné de l’oxygène. Elle pourra repenser l’avenir, à moyen et long terme, de sa relation avec l’Europe et de sa participation au marché européen. «Le Conseil fédéral pourra alors regarder au loin, dans plusieurs directions, et tracer le chemin qui lui semblera le meilleur.» En sachant par ailleurs que l’Union elle-même va évoluer, que le sort de la Grande Bretagne – quittera-t-elle le club? – sera décisif pour le futur visage de l’Europe. Accord institutionnel ou d’association? Le tout adossé à de nouveaux accords thématiques – sur l’électricité, sur les services financiers par exemple? Et forcément un nouvel article de rang constitutionnel qui remplacera le 121a. On verra bien quel sera le meilleur chemin.

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Qui, finalement, a la légitimité de dire que le vote du 9 février a été une erreur? Question piège. Respectueux des pouvoirs et des institutions, lui-même membre d’un exécutif, Pierre Maudet sait que la marge de manœuvre du Conseil fédéral est étroite: «Le gouvernement est tenu de respecter la Constitution!» Le parlement, élu par le peuple, a davantage de liberté. C’est à lui qu’il revient de prendre ses responsabilités, à commencer par la ratification du protocole Croatie. Pierre Maudet donne le ton: «Il ne faut pas dire que le 9 février était une erreur, mais plutôt qu’on a voté en négligeant les impacts collatéraux. Donc il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de corriger le tir. Les Suisses peuvent le comprendre