«Vous pouvez toujours dispenser gratuitement des leçons de droit, les responsabilités, c’est nous qui les prenons et les assumons.» Ainsi pourrait-on résumer, grossièrement, la réponse de la bergère aux bergers du droit constitutionnel.

C’était, dans «Le Temps» du 4 octobre, l’apostrophe de la conseillère aux Etats Géraldine Savary adressée à quelques professeurs au sujet la mise en œuvre de l’article 121a «Contre l’immigration de masse». Il y a évidemment quelque chose d’un peu jouissif à la lecture de l’impertinence à peine retenue de la sénatrice socialiste face aux professeurs de droit, prompts à dénoncer «une trahison sans précédent des institutions démocratiques» dans la modification de loi adoptée par le Conseil national.

Mais il ne s’agit là que d’une passe d’armes dénuée d’effets réels. L’essentiel est ailleurs. En l’occurrence dans la prise à partie sans gants du gouvernement par la sénatrice, accusant l’exécutif d’avoir gaspillé les trois ans à sa disposition. Une «incurie» selon elle et qui a contraint le parlement et les partis politiques à trouver eux-mêmes une solution pour préserver la relation bilatérale avec l’UE.

Agacement réel ou feint, les reproches adressés de tous côtés aux ministres en charge du dossier traduisent en fait une rupture de l’équilibre des pouvoirs entre le gouvernement et le parlement. Et l’on soupçonne plus d’un député ou sénateur de ne pas être mécontent de cette occasion de prendre la direction dans le dossier européen. Faute d’un accord avec Bruxelles, le Conseil fédéral a en effet laissé le parlement résoudre seul la quadrature du cercle: préserver les accords avec l’UE tout en limitant la libre circulation. Il y a abandon du terrain et absence de leadership. Le pouvoir ayant horreur du vide, c’est le parlement qui reprend la main là où il n’était que consulté: la politique étrangère et en particulier européenne.

Depuis le scandale des fiches sur quelque 900 000 Suisses, à la fin des années 1980, on assiste à ce que le constitutionnaliste Jean-François Aubert avait appelé «le deuxième réveil du parlement». Le scandale avait amené les Chambres fédérales à se doter de moyens de contrôle et de haute surveillance plus efficaces. Commissions parlementaires thématiques et permanentes, droit de consultation en politique étrangère, modernisation des droits et des instruments législatifs, accroissement des ressources à disposition des députés, depuis les réformes des années 1990 le rapport de forces penche désormais en faveur du parlement. Aujourd’hui 25 à 30% des modifications législatives sont dues à des initiatives parlementaires et non à des propositions du gouvernement.

Il restait un domaine où les Chambres, faute d’informations à la source, d’un réseau de diplomates et de son absence à la table des négociations, dépendaient entièrement du Conseil fédéral: la politique étrangère et en l’occurrence les relations avec l’Europe. D’ailleurs, «le Conseil fédéral est chargé des affaires étrangères sous réserve des droits de participation de l’Assemblée fédérale…», précise l’article 184 de la Constitution fédérale. Or voici précisément que, par le biais du contrôle de l’immigration, c’est le parlement qui prend l’initiative. Il fixe la stratégie et les priorités pour les relations avec l’UE. Le Conseil fédéral ne peut que suivre. Le pied est dans la porte. Et on voit mal comment un gouvernement discordant parviendra dès lors à sauvegarder ce qui lui reste de domaine réservé.