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Les financiers d'Al-Qaida traqués depuis Lausanne

Désormais établi en Suisse, Jean-Charles Brisard dirige pour les avocats américains de deux cents familles de victimes l'enquête de tous les superlatifs: 50 investigateurs, 1,5 million de pages de documents, un budget colossal et des prétentions exorbitantes contre ceux qu'il accuse d'avoir soutenu financièrement Al-Qaida.

En juin 2002, dans un palace de Washington DC, un mince Français aux cheveux blonds âgé de 33 ans, Jean-Charles Brisard, subit l'entretien d'embauche le plus important de sa vie. Thème de l'interrogatoire mené par une quinzaine d'avocats de l'étude Motley Rice, spécialisée dans les plaintes collectives: les liens entre Al-Qaida, l'organisation d'Oussama Ben Laden, et l'élite financière d'Arabie saoudite. «Pendant trois heures, ils m'ont posé des questions, d'abord générales, puis de plus en plus précises, raconte-t-il. Et à la fin, ils m'ont demandé si je voulais participer à leur projet.»

Le «projet», c'est une procédure judiciaire en regard de laquelle même des précédents connus aux Etats-Unis – l'affaire des fonds en déshérence ou les procès contre les multinationales du tabac – font presque pâle figure: 3800 plaignants représentés par Motley Rice, qui ont tous perdu un parent dans l'attaque des tours du World Trade Center, demandent la somme formidable d'un trillion – mille milliards – de dollars à près de deux cents individus et sociétés accusés d'avoir soutenu directement ou indirectement Al-Qaida. Certains des accusés sont basés en Suisse, comme la société financière genevoise DMI ou Al-Taqwa, sise à Lugano.

Désormais, c'est depuis Lausanne que Jean-Charles Brisard, devenu «l'enquêteur en chef» de Motley Rice, va rassembler des éléments à charge contre les présumés soutiens financiers du terrorisme. Sa société de renseignement économique, JCB consulting, a quitté Paris pour, explique Jean-Charles Brisard, «se rapprocher de ses clients»: banques, assurances et multinationales qui encourent des risques «politiques et médiatiques» parmi lesquels figurent «la fraude et le financement du terrorisme». Accessoirement, en déménageant, l'enquêteur payera moins d'impôts. Les honoraires qu'il reçoit de Motley Rice ne sont pas connus, mais, selon des spécialistes du renseignement économique, le budget de l'enquête américaine se chiffre probablement en millions de dollars par an.

Comment le jeune Français a-t-il décroché ce mandat en or? Une partie de la réponse tient à son intérêt personnel pour le terrorisme: sa thèse de l'Université de Paris-II traitait du droit applicable aux victimes d'attentats. Plus récemment, son livre Ben Laden, la vérité interdite, coécrit avec Guillaume Dasquié, nourrissait jusqu'aux débats du Tribunal fédéral, Yeslam Binladin – demi frère d'Oussama établi à Genève – ayant saisi la justice pour bloquer sa publication.

Les relations politiques ont aussi joué un rôle important dans la carrière de Jean-Charles Brisard. Dans les années 90, il était l'assistant parlementaire d'Alain Marsaud, un magistrat antiterroriste devenu député de droite. Ce dernier, très proche à l'époque du ministre de l'Intérieur Charles Pasqua et de son «préfet de choc» Jean-Charles Marchiani, un ancien des services secrets, il est considéré comme un ami du président Jacques Chirac. Jean-Charles Brisard a suivi Alain Marsaud chez Vivendi, où ce dernier a dirigé une cellule «d'analyse et de prospective» chargée notamment de surveiller les efforts de lobbying menés par des concurrents de la société.

Les carences des services de renseignement américains en matière de financement de l'extrémisme islamiste ont également joué en faveur du jeune Français. «Avant le 11 septembre, explique Jean-Charles Brisard, la cellule Oussama Ben Laden de la CIA comptait une quinzaine de personnes, et le financement était absent de leur perspective.» Son rapport rédigé en 1997 pour un service de renseignement français – «l'environnement économique d'Oussama Ben Laden» – s'est donc imposé comme un document de référence et Jacques Chirac l'a remis à George Bush quelques jours après les attentats du 11 septembre.

Depuis, la connaissance des réseaux financiers d'Al-Qaida a énormément progressé. Jean-Charles Brisard affirme disposer de 1,5 million de pages de documents issus d'enquêtes menées aux Etats-Unis, en Bosnie, en Allemagne ou en Espagne. Il les a obtenus grâce à un ordre du juge américain qui instruit la plainte des familles des victimes du 11 septembre. Par son statut de représentant des plaignants, le Français est devenu une plate-forme d'échange d'informations entre autorités judiciaires de nombreux pays et semble disposer du soutien des autorités américaines: ce sont elles qui ont affrété l'avion qui a transporté de Bosnie aux Etats-Unis les milliers de documents relatant l'histoire d'Al-Qaida, découverts dans les locaux d'une ONG islamique, la Benevolence international foundation (lire ci-dessous). Ceux-ci figurent désormais dans la base de données installée à Lausanne par JCB consulting.

En s'établissant en Suisse, Jean-Charles Brisard s'est rapproché non seulement de ses clients, mais aussi des comptes en banque de ses cibles: la place financière suisse est l'une des destinations favorites de l'argent saoudien. Et, selon l'enquêteur, «90% des financiers d'Al-Qaida sont Saoudiens». «Nous nous attaquons à des gens qui ont de l'argent», admet-il candidement. «Mon rôle, c'est d'empêcher les financiers d'Al-Qaida de dormir.» Les riches Arabes visés par la plainte sont prévenus: retrouver la tranquillité pourrait leur coûter très cher.