Le foie gras, une différence de goût entre Romands et Alémaniques
Animaux
Le débat sur l'interdiction du foie gras, qui reprend ces jours au parlement fédéral, met en évidence une forte différence culturelle qui a connu de précédents épisodes

La fin de l’année approche, les gourmets s’apprêtent à passer commande de leur foie gras. En tout cas les gastronomes romands, parce qu’en Suisse alémanique, c’est une autre affaire. Il subsiste au sujet de ce mets issu de l’engraissement des oies et des canards une différence culturelle majeure, comme en témoigne l’agitation provoquée par une motion du conseiller national Matthias Aebischer (PS/BE).
Le Bernois souhaite «interdire l’importation de produits provenant d’animaux ayant subi de mauvais traitements». Parce que la cause est noble, sa motion a été adoptée par le Conseil national en juin, par 97 voix contre 77. Les paysans l’ont soutenue. Pour deux raisons, résumées par l’UDC vaudois Jean-Pierre Grin: «Tout le monde est d’accord de combattre la maltraitance des animaux. Par ailleurs, cette motion a pour but d’interdire d’importer des spécialités que nous, paysans suisses, n’avons pas le droit de produire.»
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Cuisses de grenouille et bracelets en cuir
Dès le lendemain du vote, les estomacs ont commencé à se nouer. «Nous nous sommes fait avoir», regrette aujourd’hui, comme d’autres élus romands qui ont voté la motion, Jean-Pierre Grin. Pourquoi? Parce que la requête de Matthias Aebischer, qui ne l’a pas dit à la tribune, entraîne aussi l’interdiction du foie gras, des cuisses de grenouille ainsi que certains bracelets en cuir utilisés dans l’horlogerie. «Nous n’avions pas approfondi cette question», concède l’agriculteur vaudois. «Je n’avais pas non plus vu ça. J’avais signé la motion les yeux fermés. Matthias Aebischer avait présenté sa proposition comme la volonté de lutter contre la maltraitance, ce à quoi personne ne s’oppose», enchaîne Jacques Bourgeois (PLR/FR), directeur de l’Union suisse des paysans (USP), qui s’est abstenu lors du vote de juin.
Matthias Aebischer confirme: «Je souhaite interdire d’importer des produits que nos paysans n’ont pas le droit de fabriquer. Je ne visais pas particulièrement le foie gras», explique-t-il. Mais le débat s’est vite résumé à cette spécialité du Sud-Ouest appréciée des palais romands. Outre-Sarine, les conditions de production – le gavage intensif – l’emportent sur la délicatesse du plat. C’est la raison invoquée par Coop pour justifier la disparition du foie gras de ses étals. «Le bien-être des animaux revêt une importance majeure pour Coop. C’est la raison pour laquelle nous avons renoncé il y a quinze ans à vendre des produits issus d’animaux gavés, dont le foie gras, dans tous les supermarchés en Suisse», explique son porte-parole, Ramon Gander.
Migros et Manor sensibles aux appétits romands
Migros a une approche différenciée selon les régions. «Les coopératives de Genève, Vaud, Valais, Neuchâtel-Fribourg et le Tessin en vendent, principalement avant les fêtes de fin d’année, mais pas les coopératives alémaniques. Le produit vient de petits producteurs qui engraissent leurs canards au maïs», fait savoir son porte-parole romand, Tristan Cerf. Quant à Manor, ses marchés proposent principalement cette préparation en Suisse romande. L’ensemble de la production suit le cahier des charges «Label Rouge» (alimentation non OGM, engraissement traditionnel en parc au maïs grain entier du Sud-Ouest), assure son porte-parole, Alexandre Barras.
Constatant la tournure du débat, Matthias Aebischer s’est dit prêt à envisager une exception pour ce produit. Il a contacté Géraldine Savary (PS/VD) pour faire une telle proposition au sein de la commission préparatoire du Conseil des Etats, qui s’est saisie de l’affaire en octobre. Mais la Vaudoise n’a pas proposé cet amendement, explique-t-elle au Temps. Toutefois, après avoir auditionné les défenseurs des animaux, l’USP et l’Union suisse des arts et métiers (USAM), la commission a estimé que la motion «aurait des conséquences très importantes pour la production alimentaire, l’industrie horlogère ou l’industrie textile». Elle propose à la quasi-unanimité de la rejeter et de la remplacer par un postulat qui demande au Conseil fédéral un rapport sur l’obligation de déclarer les modes de production des denrées alimentaires.
Les ennemis du gavage s’activent
Les ennemis du gavage s’activent cependant en coulisses. Alliance animale suisse a mandaté l’un des lobbyistes les plus expérimentés de la Berne fédérale pour faire le travail. L’association Stop gavage suisse a lancé une récolte de fonds pour financer une publicité dans un journal gratuit romand la semaine prochaine et invite ses membres à faire pression sur les conseillers aux Etats. Un courrier type a été préparé à leur intention.
Son président, l’antispéciste et végane Jérôme Dumarty, assure qu’il est tout à fait possible de se procurer du foie gras généré par engraissement libre et naturel durant la période précédant la migration. Il cite trois entreprises proposant un tel produit. Un fabricant franco-espagnol indique cependant que cette technique de production ne permet de fournir du foie gras d’oie éthique qu’en «quantités très limitées». Quoi qu’il en soit, il paraît vraisemblable que le Conseil des Etats refuse la motion Aebischer le 29 novembre. Jérôme Dumarty espère ensuite convaincre un élu fédéral de revenir à la charge via une initiative parlementaire.
Gascon, latin et chocolat suisse
Ce n’est pas la première fois que des offensives, toutes parties de Suisse alémanique, sont lancées au parlement contre l’importation de foie gras. Plusieurs tentatives ont échoué entre 1990 et 2000. Mais l’une d’elles permit d’écrire l’une des pages les plus exquises du débat politique suisse. En 1993, le facétieux libéral neuchâtelois Rémy Scheurer s’est fendu d’une interpellation qui s’inquiétait des menaces de représailles brandies par la France après l’adoption par le Conseil national d’une pétition anti-foie gras.
Alors président du Conseil général des Landes, feu Henri Emmanuelli avait évoqué, comme mesure de rétorsion possible, le bannissement du chocolat suisse. Rémy Scheurer demandait que, dans le pire des cas, la vente du foie gras reste autorisée sur des «emplacements exterritorialisés dans les gares des villes de Genève, Lausanne, Neuchâtel, Delémont, Fribourg et Sion». Il ajoutait: «Aucune limite de quantité ne devrait intervenir pour les personnes effectuant leurs achats en basque, en gascon, dans toutes les formes de la langue d’oc, en franco-provençal, en français, en alsacien et en dialecte bâlois.»
Réponse de Jean-Pascal Delamuraz
Il suggérait savoureusement la création d’une commission franco-suisse d’arbitrage formée, «pour la partie française, de cuisiniers spécialistes du foie gras au jus de truffes et, du côté suisse, des meilleurs producteurs de truffes au chocolat». Paul Bocuse, Catherine Wahli – la présentatrice d’A bon entendeur de l’époque – et Betty Bossi en feraient partie.
Citant La Guerre des Gaules de Jules César, il demandait encore si l’adoption de cette pétition ne signifiait pas la disparition «du vif sentiment d’attrait exercé sur les Helvètes par le sud-ouest de la Gaule» et son effet sur les «invasions germaniques». Jean-Pascal Delamuraz lui répondit en latin en reprenant précisément un passage de l’ouvrage de Jules César évoquant le risque de reprise «par les Germains des terres abandonnées par les Helvètes». On en resta là: le foie gras ne disparut pas des assiettes suisses. Aujourd’hui, le ton est moins badin.