De forts vents contraires soufflent sur l’industrie mondiale des cigarettes: recul des ventes de 5,1% sur les six premiers mois de 2013 pour Philip Morris International (PMI), sur toutes les régions du groupe; recul de – 3,4% pour British American Tobacco (BAT) malgré une croissance dans la zone Asie-Pacifique. A Londres, la porte-parole de BAT confirme que «les volumes mondiaux de l’industrie sont en baisse depuis dix ans, Chine exclue». Une chute due «aux forts taux de chômage, à la contrebande et aux taxes sur le tabac», précise PMI à Lausanne. «Et aussi aux effets de la réglementation», ajoute Pascal Diethelm, de l’association OxyRomandie. Le nombre de fumeurs en Turquie a ainsi chuté de 2 millions à la suite d’une loi calquée sur la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Un texte ratifié par 177 pays, dont 50 Etats européens sauf la Suisse, Andorre et Monaco.
Dans ce marché déclinant, un récent rapport de Philip Morris à la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine annonce que seule l’augmentation des prix va permettre de dégager des marges et de fournir aux actionnaires des revenus croissants. «Mais le mécanisme va s’épuiser, analyse Pascal Diethelm. Citibank a prévu la mort de cette industrie d’ici à 2045.» «Le business devient de plus en plus difficile, surtout dans le Vieux Monde, tempère Mathieu Janin, ex-porte-parole de BAT Suisse. Mais la pente peut être lente, c’est encore une industrie puissante qui rapporte beaucoup d’argent aux Etats.»
Guy Côté, porte-parole à Genève de Japan Tobacco International (JTI), estime que les cigarettiers peuvent composer avec les durcissements législatifs: «Le seul vrai problème, c’est le client. S’il disparaît, nous mourons. Notre travail est de répondre à ses envies, même avec un produit réglementé de A à Z.»
Guido Palazzo, professeur d’éthique des affaires à l’Université de Lausanne, voit les cigarettiers pris en tenaille entre «deux leviers puissants, la réduction des droits du marketing et celle des espaces où fumer». Sans compter le spectre d’une généralisation du paquet neutre déjà adopté en Australie, ou les incertitudes liées au marché de l’e-cigarette. Marcello Romano, chargé d’enseignement en stratégies publicitaires à l’Université de Neuchâtel et ex-employé de BAT, prédit que «l’industrie du tabac classique va disparaître. Mais toute puissance déclinante joue avec le temps, en évitant les coups tout en faisant des profits maximaux, en allant au bout du bout.» Avec 45% de profits opérationnels en 2012 pour Philip Morris, 37% pour BAT et 26% pour JTI, «ces bénéfices sont, pour PMI, 70% plus élevés que ceux de la compagnie la plus innovante du secteur des nouvelles technologies», remarque Pascal Diethelm.
Marché domestique secondaire, mais base sanctuarisée pour leurs opérations internationales, la Suisse reste très prisée des cigarettiers. Ils y possèdent des centres de production, d’opération et de développement. L’îlot suisse est un «marché prévisible, stable, qui taxe intelligemment, atteste Guy Côté. Et de Genève, d’où l’on gère 120 pays, on peut parler à l’Asie le matin et aux USA le soir.»
Le pays, régulièrement épinglé par les organisations de lutte antitabac pour son laxisme, n’a pas généralisé l’interdiction de la vente de cigarettes aux mineurs. La publicité en faveur du tabac n’est interdite qu’à la radio et à la télévision, le parrainage de manifestations culturelles et sportives ou la promotion directe sur stand sont autorisés. «La Suisse est très libérale, les intérêts économiques priment souvent sur d’autres, comme ceux de la santé. L’industrie du tabac pèse de tout son poids dans les discussions et a renforcé son influence ces dernières années», regrette Ursula Zybach, membre de la direction de la Ligue suisse contre le cancer à Berne. «Les parlementaires sont eux-mêmes des lobbyistes tant ils travaillent dans leur sens», appuie Pascal Diethelm.
Le désamour pourrait s’amorcer avec un projet de loi sur les produits du tabac, qui doit être présenté mi-2014, mais dont les mesures n’ont pas encore été définies. Le Conseil fédéral a annoncé sa volonté de ratifier, à terme, la Convention-cadre de l’OMS. Début octobre, Philip Morris a annoncé une réorganisation qui touche 170 emplois, assurant pourtant que «le plan de restructuration n’a rien à voir avec le contexte économique de la Suisse» et rappelant les 700 millions de francs investis sur divers sites. Mais alors que les cigarettiers se réclament tous d’un lien privilégié avec la Confédération, «entre 1980 et 1999, l’industrie du tabac a réduit des deux tiers la main-d’œuvre qu’elle employait», constate Pascal Diethelm.
En interne, à l’abri des polémiques, les employés s’immergent dans le moule de «ces grosses boîtes à l’américaine, avec leur jargon. On badge, on exécute des tâches immatérielles, raconte Vincent*, ex-employé chez Philip Morris. On a une espèce de fierté de reconnaître ses produits dans la rue, tirés à des milliers d’exemplaires. Et puis les bonus, les avantages. On est un peu dans le déni, on nous endort.»
Formations, voyages, caisses de pension, l’industrie est connue pour cajoler ses employés et offrir, selon la description d’un fournisseur, «des bureaux modernes, des carrières bien pensées et bien gérées, avec un vrai souci du bien-être de l’employé, une ambiance fun et détendue, des sponsorings sympas avec des événements qui plaisent aux mecs, des sports mécaniques et de belles nanas». Rares sont ceux qui, comme Vincent*, démissionnent parce qu’ils ne supportent plus l’hypocrisie inhérente à la branche – comme le fait que le segment des 15-18 ans ne soit jamais mentionné en interne, alors qu’il s’agit d’une clientèle substantielle.
«Indépendamment du produit qui peut poser problème, mon travail ici m’a toujours plu, c’est une entreprise jeune et dynamique, qui offre beaucoup de challenges, des opportunités de carrière formidables, dit Valérie Reymond, 28 ans, qui travaille chez BAT à Lausanne. On évolue rapidement, on n’est pas dans un silo pendant des années. J’ai déjà changé trois fois de département. Après avoir été cheffe d’équipe, je suis responsable en développement de produits. On travaille ici pour le marché suisse, tous au même étage, avec 34 ans de moyenne d’âge. On fonctionne comme une petite PME, avec un esprit de famille.»
Les bâtiments rutilants, couloirs feutrés, rhétorique au cordeau de chez JTI contrastent avec l’ambiance familiale et l’accessibilité de chez BAT, où l’on s’expose à visage ouvert et souriant. Mais malgré un développement d’activités de responsabilité sociale et de philanthropie, «ce n’est pas un rêve d’enfant de travailler pour eux, on y vient poussé par la conjoncture, se plaint l’épouse d’un cadre. Ce sont de belles boîtes, parce que c’est une industrie sale.»
Reste que malgré la crise et le resserrement réglementaire, les associations antitabac sont loin de leur objectif, celui de rendre cette industrie presque invisible dans l’espace public: «Un jour peut-être, dit Guido Palazzo, on ira chez son médecin pour avoir une dose de cigarette, dans une boîte blanche.» * Prénom fictif
Formations, voyages, caisses de pension, l’industrie est connue pour cajoler ses employés