Presque spontanément le choix est tombé sur le bar du Bellevue Palace, à Berne. De vieux souvenirs. Il y eut quelques soirées où, revenant des négociations à Bruxelles, il y a une vingtaine d’années, le chef négociateur Franz Blankart y réunissait un ou deux journalistes pour évoquer le risque d’impasse des négociations sur l’Espace économique européen.
Même si la télévision en a fait, à tort, le lieu mythique de la fameuse «nuit des longs couteaux» d’avant les élections au Conseil fédéral, l’endroit est peu fréquenté par les hommes politiques et les médias hors sessions parlementaires.
Toujours le même raffinement, costume gris et chemise à rayures bordeaux. Cravate soigneusement assortie. Les boutons de manchette fétiches. L’élégance stricte et calculée est adoucie par une chevelure un peu romantique. Cela fait quatorze ans désormais qu’il a quitté ses fonctions de secrétaire d’Etat, mais on ne serait guère surpris si après l’entretien il regagnait une Jaguar bleu nuit garée depuis cette époque devant le Département de l’économie qui jouxte le Palace.
«Tiens, ils ont supprimé la brasserie Münz pour la remplacer par un fumoir à cigares», fait-il remarquer au passage, trahissant ainsi que cela fait longtemps qu’il n’a pas refait le pèlerinage du Bellevue. Nous tombons rapidement d’accord sur l’assiette du jour, filet d’agneau et légumes du marché, avec un verre de pinot noir. Le repas n’est guère qu’un prétexte à la discussion, même si la cuisson de l’agneau est parfaite et si les légumes sont croquants.
L’ancien secrétaire d’Etat à l’Economie, choisi en son temps par Kurt Furgler pour mener les négociations du GATT de l’Uruguay Round, confirme avoir fixé son domicile depuis quelques années à Pampigny, au-dessus de Morges. «Sur la terrasse des prolétaires paysans, un peu au-dessus de celle de la bourgeoisie immobilière», précise-t-il, en jouant, comme souvent, d’une fausse modestie dont personne n’est dupe.
Il a longtemps habité Genève, «car c’est la ville romande qui ressemble le plus à Bâle [sa ville natale], ouverte sur le monde, suisse mais un peu en retrait de la Confédération, avec un caractère bien affirmé».
Mais nous sommes là pour évoquer le vote de 1992 sur l’EEE.
A-t-il cru à un moment au discours de Jacques Delors de janvier 1989 qui proposait à la Suisse et à ses partenaires «une zone de libre-échange CE-AELE qui disposerait d’organes communs de décision et de gestion»?
Franz Blankart repose doucement son verre de vin et prend son ton de professeur patient envers un élève peu doué. «Non. Dès janvier 1978, j’avais tenu une conférence à Berne pour expliquer pourquoi la décision n’était pas possible. Il n’était pas envisageable pour un pays membre de la Communauté européenne qu’un pays non membre puisse bloquer une décision alors qu’un Etat membre serait soumis aux règles de la majorité. Mais tout le monde, surtout au Conseil fédéral, était fasciné par Jacques Delors. Sa proposition semblait résoudre toutes nos demandes d’accès au grand marché intérieur. Comme serviteur de l’Etat, ou l’on se soumet, ou l’on démissionne. J’ai accepté de prendre la direction des négociations, non sans prévenir le Conseil fédéral des embûches.»
Mais aujourd’hui, il se demande encore si Jacques Delors a voulu allécher les pays de l’AELE par de belles promesses intenables ou s’il était sincère.
Même si Franz Blankart s’est retiré aujourd’hui sur les terres vaudoises, ce n’est pas un secret que le courant n’a jamais vraiment passé entre lui et le «Grand Vaudois» de cette époque, son ministre Jean-Pascal Delamuraz. «J’avais été désigné secrétaire d’Etat par Kurt Furgler, avec qui il m’arrivait de communiquer en latin, juste trois mois avant sa retraite et l’arrivée de Jean-Pascal Delamuraz», dit-il pour toute justification. Vérification faite, effectivement, l’étudiant en philosophie chez Karl Jaspers fut un jour récompensé par un prestigieux prix bâlois pour une traduction de Cicéron.
Plus que la différence de tempérament avec Delamuraz, ce qui le gênait, «c’est que la répartition des maroquins a fait en sorte que deux Romands défendent le dossier européen alors qu’il fallait s’attendre à ce que la résistance vienne de Suisse alémanique».
Comme il parle avec une lenteur calculée et mange de même, nous le laissons «avancer» un peu son assiette. Mais il aborde d’emblée le sujet qui, on le devine, le torture depuis vingt ans. Ce matin du 22 octobre 1991, lorsque, à la fin des négociations sur l’EEE, René Felber, au Luxembourg, annonça que l’objectif du Conseil fédéral était désormais l’adhésion à la CE.
«J’ai su alors que nous allions perdre la votation sur l’EEE. A cause du Conseil fédéral, pas à cause de Christoph Blocher. Comment peut-on annoncer un objectif aussi ambitieux et conséquent pour la Suisse dans une salle de presse à 3 heures du matin, à l’étranger? Et sans consulter le chef négociateur ni modifier notre mandat en conséquence.»
Il y a encore de l’amertume dans le regard de Franz Blankart qui, sur le moment, avait été abasourdi. Même s’il se doutait de l’évolution du Conseil fédéral depuis quelques semaines. «Si un diplomate doit faire preuve de fidélité envers son ministre, il y a aussi pour le gouvernement un devoir de loyauté et un minimum de confiance à avoir envers ses fonctionnaires.» Et, comme Adolf Ogi avait utilisé ensuite l’expression «camp d’entraînement pour l’adhésion» en parlant de l’Espace économique européen, «il était impossible de défendre un traité que l’on disqualifiait d’emblée». Bref, une communication lamentable.
Aujourd’hui, il admet que la demande d’adhésion, même remise au frigo, aura au moins eu le mérite de permettre les négociations qui ont débouché sur 120 accords bilatéraux profitables à la Suisse. «L’UE nous a aidés parce que nous étions encore candidats. Aujourd’hui, il n’y a plus de cadeaux à faire.»
Il ne croit d’ailleurs pas que la Commission et son président, José Manuel Barroso, qui fut un de ses étudiants à l’Institut de hautes études internationales à Genève, puissent accepter la proposition suisse d’instaurer un organe de surveillance des accords entièrement national.
«Il y a vingt ans, le Conseil fédéral est entré dans les négociations en présentant une liste d’exceptions et en refusant tout organisme supranational. C’est une mentalité qu’il n’a pas abandonnée.» Même si le gouvernement peut parfois accumuler les contradictions, en demandant à la Cour européenne de trancher sur l’accord aérien avec l’Allemagne ou en acceptant la juridiction internationale pour l’OMC ou les droits humains.
Au café, avant d’évoquer sa passion pour la danse classique, lui qui faillit embrasser une carrière professionnelle, et sa période de président du Prix de Lausanne, c’est encore le grand rêve européen qui nous retient. «Oui, parce qu’elle a empêché ce continent d’être ravagé par de nouvelles guerres, l’UE mérite amplement le Prix Nobel de la paix.» Mais, sur le destin de la Suisse au sein de l’Union, il reste partagé, lui qui s’opposa par une dizaine de thèses à cette adhésion. Peut-être, concède-t-il, cela se fera-t-il un jour, avec d’autres générations.