«Oui, c’est clairement le meilleur endroit, assure Nicole Surchat Vial, l’architecte de la Ville. Je sens dans la population une demande pour une vraie place de la gare, et la fontaine donnerait à celle-ci une identité particulière, en tant qu’image symbolique pour Fribourg.» Ce ne sont pourtant pas les autorités qui ont proposé le lieu spontanément. Le règlement du concours pour le réaménagement de la zone invitait même les candidats à proposer une relocalisation de la fontaine ailleurs, à proximité du théâtre de l’Equilibre ou de la poste. L’équipe zurichoise lauréate du concours (Hager Partner, Basler Hofmann et Architecte Van de Wetering) a fait le pas supplémentaire, jusque devant la gare. Elle veut installer l’oeuvre au pied du bâtiment légèrement incurvé de La Bâloise, sur une place dégagée des édicules qui l’encombrent aujourd’hui.
A l'écart et à l'ombre
Depuis la proclamation des résultats, fin mars, la discussion s’échauffe. Les avis divergent, mais l’opposition est larvée plus que frontale. On est loin en tout cas de la levée de boucliers qu’avait provoqué à fin 2013 le précédent projet de déménagement. Il s’agissait alors de placer la fontaine en sous-sol, au niveau du centre commercial, mais à ciel ouvert de manière à ce que les passants puissent l’admirer d’en-haut. Une œuvre de Tinguely, l’auteur du Retable de l’abondance occidentale et du mercantilisme totalitaire, réduite au statut d’attraction dans un temple de la consommation! Tollé et abandon du projet. Le bureau italien Francesco Fusaro, qui en était le père, a depuis lors gagné un autre concours sur Fribourg, pour le quartier du Bourg. Le précédent architecte de la Ville, Thierry Bruttin, qui soutenait la proposition, est devenu architecte cantonal.
Au fond, pourquoi déplacer la fontaine ? «Il faut qu’elle soit vue par tout le monde, alors qu’elle échappe à 90 % des gens qui viennent à Fribourg», note René Progin, qui a été assistant du créateur dans ses dernières années. Il y a cinq ans, cet ancien champion de side-car a cosigné une lettre adressée aux autorités par les héritiers de Tinguely. Dans cette missive, Myriam et Milan, deux de ses enfants, demandaient que la fontaine soit mieux mise en valeur. La petite-fille de Niki de Saint Phalle, Bloum Cardenas, qui gère les droits de sa grand-mère aussi bien que ceux de Tinguely, a réitéré ce désir lors de récents contacts avec les autorités municipales.
Une œuvre qui se regarde et s'écoute
Au fond des Grand-Places, la fontaine leur paraît aujourd’hui bien à l’écart du flux urbain. Ce lieu paisible au pied des arbres, où l’œuvre se regarde et s’écoute, se voit reprocher d’être à l’ombre. Ces dernières années, en été, l’oeuvre disparaissait derrière les parasols de Fribourg Plage. Le massif théâtre de l’Equilibre (2011), autre sujet de controverse urbanistique, a aussi enlevé beaucoup de visibilité depuis la rue sur la l’esplanade et son lointain trésor. La comparaison avec Bâle, où la fontaine a fait de sa place un rendez-vous animé, est défavorable de ce point de vue.
«Il faut la chercher, aller à sa découverte, et alors ? demande Olivier Suter, député écologiste et enseignant d’art, qui vient de publier un ouvrage sur l'ancienne verrerie de Semsales, dans la Veveyse, où Tinguely avait créé son anti-musée, loin de tout. Dans une esquisse de 1972, l’artiste a dessiné des buissons, des arbres, du gazon. Il aimait l’idée que les enfants y jouent devant leurs parents. La margelle de la fontaine est faite pour s’asseoir. » Sans pour autant se déclarer contre le déplacement, l’élu trouve que la place de la gare manque de mystère. «Il s’agit plutôt de rêver devant pareille machine», disait d’ailleurs Jean Tinguely.
Mets-la où tu veux pourvu qu'on la voie bien
Ancien patron de Manor, promoteur du mall souterrain et du cinéma multiplex, Jean-Luc Nordmann a fréquenté Tinguely dans les quatre dernières année de sa vie. «Il voulait connaître le mariolle qui faisait des trous partout, raconte l’homme d’affaires. Comme un projet d’agrandissement du parking, que nous avions alors, impliquait le déplacement de la fontaine, je lui ai posé la question. Il m’a répondu : «Mets-la où tu veux, sur le sommet de La Placette si cela te chante, pourvu qu’on la voie bien. »
La fontaine de Fribourg est dédiée à Jo Siffert, le champion de formule 1, le grand ami, celui qui encourage Tinguely à revenir dans son pays natal et à s’installer dans l’ancienne auberge de l’Aigle noir, à Neyruz (1968). Peu après la mort accidentelle du pilote, en 1971, l’artiste propose à la Ville de Fribourg de créer une fontaine en son hommage. Les édiles font d’abord la sourde oreille, avant de proposer des emplacements qui ne conviennent pas. Dix ans de rendez-vous raté.
Pendant ce temps, d’autres villes, de Stuttgart au Japon, réclament leur fontaine. Tinguely, le plus souvent, décline. Jean-Pascal Delamuraz, qui appuie une demande de Nestlé pour son siège de Vevey, n’a guère plus de succès. Les fontaines de Tinguely se compteront sur les doigts de la main. Il y a la fontaine du Carnaval, à Bâle (1977), la fontaine Igor-Stravinsky, à Paris (1983), celle de Château-Chinon, commandée par François Mitterrand (1988), ces deux dernières en collaboration avec Niki de Saint Phalle.
En 1982, le tout nouveau syndic de Fribourg, Claude Schorderet, relance l’artiste. «Je n’ai pas eu de réponse immédiate, raconte l’ancien maire. Mais un jour on me signale qu’il m’attend au secrétariat communal. Il avait choisi les Grand-Places, observé le vent, dessiné un rond de sciure à l’endroit prévu.»
L’inauguration a lieu le 30 juin 1984. Durant la cérémonie, la bâche résiste et Tinguely doit entrer dans l’eau du bassin pour parvenir à dévoiler entièrement son œuvre, se souvient le journaliste sportif Jacques Deschenaux, ami du coureur et de l’artiste. «La fontaine magnifie le mouvement, plus que la vitesse, mais pour moi son jet d’eau articulé évoqué irrésistiblement les arrosages au champagne qui sont devenus indissociables des victoires sportives. C’est Jo Siffert, sur un podium des 24 heures du Mans, qui a lancé cette tradition.»
Un moment dynamique pour Fribourg
«Les Fribourgeois ont appris à se méfier des grands projets qui se multiplient et dont on n’entend parfois plus parler», note le notaire Jean-Pierre Wolhauser, chef du groupe PLR au parlement communal. Quant à l’architecte Jean-Luc Rime, président de Pro Fribourg, il se demande si la nouvelle place de la gare verra vraiment le jour : «Le coût du réaménagement peut monter à 20 millions, c’est beaucoup trop pour une ville fauchée comme Fribourg. Le cas échéant, la suppression du trafic automobile privé sur l’Avenue de la Gare suscitera plus d’oppositions que la fontaine.»
Projet pour la place de la Gare, projet pour réaménager les Grand-Places, pour revaloriser le quartier du Bourg, après l’ouverture du Pont de la Poya, sans oublier l’Esplanade de l’Ancienne Gare, avec la tour de Dominique Perrault : Nicole Surchat Vial, architecte de la Ville, comprend que l’urbanisme fribourgeois puisse donner l’impression de dispersion. Après avoir travaillé pour Vaud et Genève, elle est revenue il y a deux ans dans la ville où elle avait passé son bac. En prenant ses fonctions, elle a fait dessiner un plan assemblant tous les projets du centre ville, jusqu’alors inexistant. Elle se réjouit du «moment dynamique» que traverse Fribourg, où vingt plans d’aménagement de quartier sont également en marche. Après le quartier du Bourg, son «coup de coeur», la nouvelle place de la Gare, avec la fontaine, est sa grande priorité. Le crédit d’étude doit être déposé en 2017, le chantier s’étendre entre 2019 et 2021.
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